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jeunes gens de moins de 15 ans » ! On trouve cela très digne et très bien ; mais pourquoi, en même temps, jette-t-on l’anathème sur la maison de tolérance ? Est-ce parce qu’elle ne reçoit jamais les jeunes gens de moins de quinze ans et que l’on n’y va pas « en famille » ?… L’immoralité, la pornographie, ce sont l’intention sale d’éveiller le « cochon qui sommeille », d’exciter les sens non pour les joies saines et propres de l’amour, mais pour les dégoûtantes promiscuités de la prostitution et pour ses répugnants salaires. Les « 30% de cuisses et de sex-appeal » du cinéma ne sont pas plus des amoureuses que des artistes ; ce sont des « allumeuses » et c’est pourquoi la publicité qui les entoure est, comme leurs exhibitions, de la pornographie.

C’est ainsi que le cinéma est devenu un « instrument du bien public », suivant la formule d’un « doktor » allemand ; qu’il est employé à toutes les propagandes bourgeoises, conservatrices, patriotiques, religieuses, politiques, financières, et qu’il fait gagner beaucoup d’argent à tous les souteneurs de « l’Ordre social ». Il est même, aujourd’hui, le principal instrument de ce « bien public » en ce qu’il exerce plus directement que tout autre son influence sur la foule. Aussi, les organismes les plus ankylosés dans la momification sociale, les plus rétrogrades, les plus réfractaires au progrès, font-ils du cinéma leur moyen de rayonnement. L’Église, qui voudrait ramener la société aux temps du moyen âge, y a recours tout comme la Russie bolcheviste, et la vieille momie papale se revigore en faisant concurrence à Rigadin. Tous les curés qui font la guerre au modernisme, ont installé le cinéma catholique en face du cinéma des Amis de l’Instruction laïque qu’ils combattent avec succès.

C’est ainsi que le cinéma n’a que trop justifié les jugements sévères exprimés sur son compte, notamment ceux de G. Duhamel, disant : « C’est un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis… Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n’aborde sérieusement aucun problème, n’allume aucune passion, n’éveille, au fond des cœurs, aucune lumière, n’excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d’être un jour « star » à Los Angeles… » Et, dernièrement, Duhamel a ajouté : « Il est certain que si le cinéma continue dans la voie, dans l’impasse où il s’est engagé, il est certain qu’il sera bientôt un chancre, un cancer, le chancre monstrueux de toute la civilisation contemporaine. »

Par contre, le cinéma a des zélateurs enthousiastes, lyriques et grandiloquents, comme Élie Faure qui, formulant une Mystique du cinéma, a écrit : « C’est la première fois que la science fait sourdre de l’inconnu indéfini et infini qui nous environne, par l’action de son propre mécanisme, des harmonies nouvelles et cependant solitaires de celles qui nous consolaient autrefois et dont la puissance de construction n’est qu’à l’aube de ses possibilités. En présence de cette collaboration spontanée de la science et de la poésie, de cette union intime de l’univers matériel et de l’univers spirituel, de cet appel que lance à la durée l’espace pour qu’elle se précipite et se concentre du plus lointain passé et du plus immanent avenir sur une étroite étendue dynamique qu’elle définit sans arrêt et qui la situe sans défaillance, ne sommes-nous pas autorisés à croire qu’une métaphysique nouvelle, ou mieux, un monde nouveau apparaît ? » Et E. Faure dit aussi : « Ce n’est pas le moindre miracle apporté par le cinéma, qu’on puisse invoquer tour à tour à son propos tous les arts qui, jusqu’ici, avaient organisé nos sensations. Il ne dépend d’aucun, mais il les contient, les ordonne et les accorde tous en multipliant par la sienne propre leur puissance. »

Une autre mystique du cinéma est celle d’Eisenstein

qui veut faire le Cinéma de l’avenir par le cinéma marxiste, en réalisant le film du Capital. Eisenstein veut créer « le langage de la cinédialectique » en ne brouillant plus ensemble le « langage de la logique » et le « langage des images ». Il veut équilibrer la science et l’art par la quantité et non la qualité pour produire « la forme nouvelle du facteur d’effet social » dans « le nouveau film concret de l’intellect ». D’autre part, M. Eisenstein voit dans le cinéma « l’art complet réalisant la synthèse de l’image, du son, de la couleur et du relief ». M. Gance rêve de voir le cinéma sonore et parlant s’harmonisant par les sons et le dialogue avec les bruits de la nature et de la vie pour faire le langage nouveau de vérités nouvelles. M. Lherbier veut que la musique soit « une véritable orchestration » de ce langage nouveau, et Mme Germaine Dulac déclare indispensable pour cela de savoir « doser et choisir les éléments sonores et parlants susceptibles d’accompagner l’image ».

Nous ne doutons pas que tout cela soit possible pour le cinéma ; il a évidemment devant lui des perspectives illimitées. Mais, pour qu’il puisse se lancer librement dans ce vaste inconnu, il faut qu’il commence par s’assainir, par extirper de son organisme le « chancre monstrueux » des exhibitionnistes du « sex-appeal », des « cinéastes » tripatouilleurs de la matière littéraire, de toute la vermine qui vit de lui comme des poux dans la crinière d’un lion. Après quoi il pourra, sinon remplacer tous les arts, ce que nous ne croyons guère, mais devenir à côté d’eux un élément de véritable intelligence et de pure joie humaine. — Édouard Rothen.


SPECTATEUR n. m. Les progrès de la physiologie nous permettent d’avancer lentement mais avec quelque certitude dans la connaissance de notre propre psychologie. Cette connaissance ne s’effectue point sans rencontrer de sérieux obstacles, même chez les penseurs les plus profonds, lesquels, déterminés par une éducation ou une influence particulièrement idéaliste, ramènent toute chose à une sorte de vie de l’esprit indépendante des conditions physiologiques d’existence bonnes ou mauvaises. C’est en ce sens que la sensibilité spectaculaire de Jules de Gaultier, qui a le plus profondément traité cette question en de multiples ouvrages, peut être comprise. Ce n’est pas que, dans le passé, plus ou moins lointain ou récent, les penseurs n’aient découvert et apprécié consciemment cette faculté de l’intelligence de jouir des choses sans les posséder, mais ce philosophe, avec un esprit de suite remarquable, a précisé le sens de cette sensibilité spectaculaire et son rôle unique de justification de la pensée elle-même.

La vie étant conditionnée par les sensations et celles-ci pouvant se diviser en sensations de plaisir et en sensations de douleur, il en résulte, pour ce philosophe, qu’aucune morale ne peut atteindre son but, qui est la suppression de la souffrance, car la réalisation du bonheur universel implique une harmonie absolue supprimant les différences et aboutissant au néant. D’autre part, chacun voulant augmenter, à son profit, la somme des sensations de plaisir et réduire celle des sensations douloureuses, il en résulte une lutte inévitable entre individus désirant tous les mêmes objets. Comme il n’y a ni plaisir, ni douleur absolue, la morale qui veut supprimer la douleur ne peut parvenir à cet état de sensation unique qui serait le néant. Ainsi, aucune morale ne peut parvenir à ses fins et, poursuivant dans l’avenir une réalisation impossible, elle néglige la seule réalité : le présent.

Ainsi, Jules de Gaultier pense que la souffrance et le plaisir étant inséparables dans le domaine sensoriel, l’éthique poursuit un rêve chimérique en voulant améliorer les conditions humaines et supprimer le mal. À cette poursuite stérile et vaine il oppose la sensibilité spectaculaire qui fait de la sensation, bonne ou mau-