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SOV
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une « section ouvrière », une « section d’approvisionnements », une « section des transports », une « section de l’instruction publique », d’hygiène, etc., etc. Dirigés, dominés, menés par des partis politiques (au lieu d’être guidés par les besoins réels de la population travailleuse et par des hommes simples, mais capables d’y faire face), les Soviets, au lieu de se consacrer à une œuvre vraiment ouvrière et sociale, durent justement « faire de la politique », en perdant ainsi leur temps et leurs forces en des discussions et des luttes intestinales interminables, pour arriver finalement à une impuissance totale. Le parti bolcheviste en profita, en fin de compte, pour soumettre les Soviets entièrement à sa terrible dictature, pour en faire des instruments absolument dociles, pour mettre décidément fin à toute ombre de leur indépendance.

Depuis 1919, les Soviets « ouvriers » russes devinrent définitivement de simples filiales du parti bolcheviste, simples organes administratifs du gouvernement. Ils perdirent toute initiative, toute faculté d’agir librement, toute allure sociale et révolutionnaire. Les Soviets comme tels étaient morts.

D’aucuns se demanderont comment une telle imposture est possible, du moment que le Soviet est une institution locale qui s’occupe des intérêts de la localité donnée ; du moment que les Soviets sont, au moins théoriquement, souverains, et qu’enfin, leurs membres sont élus par les travailleurs. Pour bien comprendre la vraie situation, il faut tâcher de se représenter le plus exactement possible cet État omnipotent, maître unique et absolu qui tient tout, qui fait tout, qui est tout. Ce ne sont nullement les Soviets qui sont souverains, mais le parti au pouvoir, donc le gouvernement composé uniquement de membres de ce parti et soutenu : 1° par une force armée et policière formidable ; 2° par une classe bureaucratique et privilégiée nombreuse. Ce gouvernement surveille, contrôle, organise et dirige absolument tout dans le pays. Rien ne peut se faire contre lui ou en dehors de lui. Théoriquement, — c’est-à-dire, d’après la constitution « soviétique » écrite, — le pouvoir suprême appartient au Congrès Panrusse des Soviets, convoqué périodiquement, et ayant, en principe, le droit de renverser et de remplacer le gouvernement. Mais tout cela n’est que pure apparence. En réalité, c’est le gouvernement — le Conseil des Commissaires du Peuples — qui tient la force et le pouvoir suprême ; c’est le gouvernement qui peut écraser le Congrès des Soviets aussi bien que tout Soviet pris séparément ou tout membre d’un Soviet, en cas d’opposition ou de non-obéissance. Mieux encore : Le véritable gouvernement du pays, ce n’est pas même le Conseil des Commissaires, c’est le soi-disant Politbureau (Comité politique), qui comprend quelques sommités du Parti, ou — plutôt — son chef : Staline, le dictateur. C’est Staline en personne qui est soutenu par l’Aréopage (le « Politbureau » ), — par le Conseil des Commissaires, par les couches privilégiées, la bureaucratie, l’ « appareil », l’armée, la police. Par conséquent, c’est Staline qui a le pouvoir réel et suprême. C’est lui et, partant, le Politbureau et le Conseil des Commissaires du Peuple qui imposent leur volonté aux Soviets et non inversement. Et voici pourquoi les Soviets ne sont, en réalité, que des filiales politiques du gouvernement.

D’autre part, depuis 1917, le mécanisme électoral des Soviets s’est joliment modifié. Si, au début, les élections aux Soviets étaient libres et plus ou moins discrètes, de nos jours — et depuis assez longtemps déjà — ni cette liberté, ni cette discrétion n’existent plus. Petit à petit, tous ces « préjugés bourgeois », furent extirpés. Aujourd’hui, les élections sont organisées, menées et surveillées de près par les agents du même gouvernement omnipotent. Les « cellules » et les organisations bolchevistes sur place suggèrent aux éle-

cteurs leurs « idées » et leur imposent leurs candidats. Dans les conditions présentes, personne n’ose, personne songe même à s’y opposer. Les candidats sont acceptés automatiquement, et les « élections » ne sont qu’une formalité de décor. De cette façon, la composition voulue des Soviets ainsi que leur soumission complète au gouvernement sont garanties d’avance.

A part la maladie mortelle des Soviets que je viens de mettre en lumière, ces institutions souffraient de deux autres défauts, de moindre portée, certes, qui ne doivent pas pour cela être passés sous silence.

Le premier de ces défauts fut l’envergure et l’importance exagérée des Soviets. En effet, appelés à s’occuper de tout, ils finirent par ne plus pouvoir s’occuper de quoi que ce soit. Leurs fonctions furent — je parle de l’époque 1917 à 1919 — trop vastes et partant vagues. La répartition des fonctions entre les Soviets et les autres organismes ouvriers (syndicats, coopératives, comités d’usines) n’a jamais été dûment établie. Les anarchistes, dans leur presse, et aussi dans leur propagande verbale, se préoccupaient beaucoup de ce problème. Ils n’eurent pas le temps de poursuivre cette tâche jusqu’au bout : d’une part, ils furent attaqués et écrasés par le gouvernement bolchéviste ; et, d’autre part, ce dernier trancha la question à sa façon en accaparant toutes les organisations ouvrières quelles qu’elles fussent, en les soumettant à sa dictature et en « répartissant » leurs fonctions selon ses desseins politiques. Il est certain que le « vague » des organisations ouvrières — des Soviets surtout — fit parfaitement le jeu des bolcheviks.

Le second défaut des Soviets ne fut pas que leur défaut à eux : il est inhérent à toutes les organisations ouvrières bien assises, permanentes, solides. C’est une certaine lourdeur, une immobilité, une tendance au fonctionnarisme, au bureaucratisme, et aussi à une idée exagérée de leur importance, de leur puissance, de leur éminence. Ironie cruelle : c’est précisément cet ensemble de qualités qui les rend, finalement, presque impuissantes. Pour parer à ce vice assez important, j’ai préconisé, au cours de la révolution russe, la création, par les masses agissantes, des organismes ouvriers spontanés, vivants, « mobiles », formés ad hoc pour résoudre tel ou tel autre « problème du jour », telle ou telle autre « tâche de l’heure », et disparaître une fois la tâche accomplie. De tels organismes pourraient, à mon avis, apporter un correctif sérieux à l’attitude figée des organisations « permanentes » (Soviets ou autres). Ces dernières conserveraient alors, finalement, juste les fonctions qui exigeraient une action lente, solide, permanente. Il me semble que seul ce principe : de multiples organisations ouvrières « mobiles », constamment créées ou liquidées selon les besoins, permettrait aux masses travailleuses tout entières d’agir, de créer, de « vivre », de participer de fait à l’œuvre de la construction. Et, d’autre part, cette situation déplorable où les travailleurs se voient obligés de faire à leurs propres organisations le reproche — combien mérité ! — de s’être « détachées » des masses, cette situation anormale et pénible prendrait fin. (Une résolution dans ce sens fut adoptée unanimement par le premier congrès de la Confédération des organisations anarchistes de l’Ukraine « Nabat », à Elisabethgrad, en avril 1919.)

L’attitude des anarchistes. — Tout ce qui précède explique suffisamment l’attitude des anarchistes russes vis-à-vis des Soviets, lors de la révolution de 1917 (voir aussi Révolution Russe). Favorable au début où les Soviets avaient encore l’allure d’organismes ouvriers, et où l’on pouvait voir dans la révolution elle-même un facteur puissant qui allait les rendre tels définitivement, bons à remplir certaines fonctions utiles, cette attitude se modifia, par la suite, en sceptique et, enfin,