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passait. Et, surtout, je cherchais à prendre contact avec les masses, à me mêler de leur action, à déterminer nia conduite personnelle. Plusieurs de mes élèves m’accompagnèrent.

Ce que je trouvai à la Section me dicta vite mon devoir. La nouvelle des événements s’étant répandue en traînée de poudre parmi la population de la capitale, je vis, avant tout, une foule énorme et grave stationner aux abords de la Section, malgré le froid intense de cette soirée d’hiver. J’appris qu’à l’intérieur un membre de la Section était en train de lire et de commenter la pétition de Gapone à ceux qui purent y pénétrer. Les autres attendaient leur tour. En effet, quelques instants après, la porte s’ouvrit bruyamment. Un millier de personnes sortit dans la rue. Un autre millier se précipita à l’intérieur. Je réussis à y pénétrer aussi. La porte claqua derrière nous. Aussitôt, un ouvrier gaponiste, assis sur l’estrade, commença à donner connaissance de la pétition. Hélas ! C’était lamentable. D’une voix faible et monotone, sans entrain, sans précision, l’homme lisait le document (une copie, bien entendu), devant une masse attentive et anxieuse. Dix minutes lui suffirent pour terminer la lecture, sans commentaires explicites, sans conclusions concrètes. Ensuite, la salle fut vidée pour recevoir un nouveau millier d’hommes. Rapidement, je consultai mes amis. Notre décision fut prise. Je me précipitai vers l’estrade. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais encore parlé devant les masses. Mais je n’hésitai pas. Je sentis en moi une force irrésistible qui me poussait. Il fallait à tout prix changer la façon de renseigner et de soulever le peuple.

Je m’approchai de l’ouvrier qui s’apprêtait à reprendre sa lecture endormante. « Vous devez être joliment fatigué, — lui dis-je : Laissez-moi lire la pétition… » L’homme me regarda surpris, interloqué. Il me voyait pour la première fois. Je continuai : « N’ayez pas peur, — continuai-je : Je suis un ami de Gapone. En voici la preuve… » Et je lui tendis la carte de visite de ce dernier. Quelques élèves qui se trouvaient à mes côtés, appuyèrent mon offre. L’homme finit par acquiescer. Il se leva, me remit la pétition et se retira. Aussitôt, je commençai la lecture et l’interprétation du document, en soulignant surtout les passages d’allure révolutionnaire, en insistant tout particulièrement sur la certitude d’un refus de la part du tzar. J’ai lu ainsi la pétition six ou sept fois, toujours à une nouvelle foule qu’on laissait entrer, après avoir vidé la salle, jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Et je restai coucher à la Section, avec des amis, sur des tables rapprochées les unes des autres.

Le lendemain matin — le fameux 9 janvier — j’ai dû lire la pétition une ou deux fois encore. Ensuite, nous sortîmes dans la rue. Une foule immense nous y attendait. Vers 9 heures, mes amis et moi, ayant formé — bras dessus, bras dessous — les premiers trois rangs, nous invitâmes la foule à nous suivre et nous nous dirigeâmes vers le Palais d’Hiver. Toute la foule — jusqu’à 12.000 personnes — s’ébranla et nous suivit en rangs serrés. Inutile de dire que nous ne parvînmes pas à la place du Palais. Aux abords du pont dit « Troïtzky », sur la Néva, nous nous heurtâmes contre un barrage de troupes, lesquelles, après les sommations d’usage restées sans effets, nous accueillirent par des salves nourries. A la deuxième salve, la foule s’arrêta et se dispersa, laissant sur place une trentaine de morts et une soixantaine de blessés. Il faut dire, cependant, que beaucoup de soldats tirèrent en l’air : pas mal de vitres aux étages supérieurs des maisons avoisinantes volèrent en éclats, sous le choc des balles. Par miracle, je ne fus pas touché. (Mon voisin de gauche, un forgeron de l’usine Langensippen, grand et beau gaillard, fut tué net par une balle en plein front.)

Quelques jours passèrent. La grève des usines de la capitale était générale. La misère se faisait déjà sen-

tir dans les rangs des grévistes. Tous les jours, des réunions d’urne trentaine ou quarantaine d’ouvriers de mon quartier avaient lieu chez moi. La police, momentanément, nous laissait tranquilles. Depuis les derniers événements, elle gardait une neutralité mystérieuse. Nous mettions cette neutralité à profit. Nous cherchions des moyens d’agir. Nous étions à la veille de prendre certaines décisions. Mes élèves décidèrent, d’accord avec moi, de liquider notre organisation d’études, d’adhérer, individuellement, à des partis révolutionnaires, de passer à l’action. Car tous, nous considérions les événements comme les prémisses d’une révolution décisive.

Un soir, — une huitaine de jours après le 9 janvier, — on frappa à la porte de ma chambre. J’étais seul. Un homme entra, de grande taille, d’allure franche et sympathique.

— Vous êtes un tel ?… Je vous cherche depuis quelque temps déjà. Enfin, hier, j’ai appris votre adresse… Moi, je suis Georges Nossar, avocat. Voici de quoi il s’agit. J’ai assisté, le 8 janvier, à votre lecture de la pétition. J’ai vu que vous aviez beaucoup d’amis, beaucoup de relations dans les milieux ouvriers… Et il me semble que vous n’appartenez à aucun parti politique…

— C’est exact…

— Alors, voici. Je n’adhère, moi non plus, à aucun parti politique, car je me méfie… Mais, personnellement, je sympathise au mouvement ouvrier révolutionnaire… Or, jusqu’à présent, je n’ai pas une seule connaissance parmi les ouvriers. Par contre, j’ai de très vastes relations dans les milieux bourgeois libéraux. Alors, j’ai une idée… Je sais que des milliers d’ouvriers, avec leurs femmes et enfants, subissent déjà de privations terribles par suite de la grève. Et, d’autre part, je connais de riches bourgeois qui ne demanderaient pas mieux que de porter secours à ces malheureux. Bref, je pourrais ramasser, pour les grévistes des fonds considérables. Il s’agit de les distribuer d’une façon organisée, juste, utile. Pour cela, il faut avoir des relations dans la masse ouvrière… J’ai pensé à vous… Ne pourriez-vous pas, d’accord avec moi et avec vos meilleurs amis ouvriers, vous charger de recevoir de moi et de distribuer ensuite, parmi les gréviste, les sommes importantes que je pourrais vous procurer ?

J’ai accepté. Parmi mes amis, se trouvait un ouvrier qui pouvait disposer d’une camionnette automobile de son patron pour visiter les grévistes et distribuer les secours. Le lendemain soir, j’ai réuni mes amis. Nossar était là. Il nous apporta déjà quelques milliers de roubles. Notre action commença tout de suite.

Pendant quelque temps, nos journées furent entièrement absorbées par cette besogne. Le soir, je recevais des mains de Nossar, contre un reçu, les fonds nécessaires. Et, le lendemain, aidé par mes amis ouvriers, je les distribuais, contre des reçus également, à des grévistes. Je remettais ensuite les reçus à Nossar.

Naturellement, ce dernier lia amitié avec les ouvriers qui venaient me voir. Cependant, la grève tirait à fin. En même temps, les fonds s’épuisaient. Alors surgit de nouveau la grave question : Que faire ? Comment poursuivre l’action ? La perspective de nous séparer à jamais, sans tenter de continuer une activité commune nous paraissait absurde.

C’est alors qu’un soir, quelques ouvriers réunis ma chambre — Nossar était des nôtres — exprimèrent l’idée de créer un organisme permanent : une sorte comité ou, plutôt, de conseil (le mot Soviet fut prononcé pour la première fois dans ce sens spécifique) qui veillerait sur la suite des événements et pourraient le cas échéant, rallier autour de lui les forces ou révolutionnaires. En somme, il s’agissait dans cette première ébauche, d’une sorte de permanence ouvrière sociale.

L’idée fut adoptée. Séance tenante, on essaya de fixer les bases d’organisation et les perspectives de fonction-