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dans cette énumération, et le plus grand rieur de tous, le plus véritablement satirique. Car il faut le constater ; la satire ne fut si brillante à Rome que parce que l’esprit romain était incapable de s’illustrer dans un autre genre. La satire fut à Rome la revanche de l’esclavage et non la manifestation de libres esprits. C’est de cette satire romaine à laquelle les puissants laissaient la liberté de s’exprimer, qu’E. Despois a dit assez durement : « La liberté de la satire n’a rien que de très compatible avec la servitude ; c’est la liberté des limiers au moment où on les découple et où on les lâche sur le gibier ». Il y a, de la satire grecque à la satire romaine, la distance qu’il y a de la liberté à l’esclavage.

La véritable satire s’était exprimée bien avant que les Romains en eussent fait un genre littéraire. Elle avait emprunté toutes les formes de l’art, et s’était même exprimée sans art, pour « censurer, tourner en ridicule, les vices, les passions déréglées, les sottises des hommes » (Littré), pour intervenir dans tous les événements et prendre la défense de la liberté de l’esprit contre l’autorité, de la libre humanité contre l’asservissement social. Dès les premiers conflits humains, la satire, c’est-à-dire la raillerie, la moquerie, l’ironie cinglante, le rire vengeur, a dû être l’arme du faible contre le puissant. Elle a été la fronde de David, le glaive de Siegfried, la flèche de Guillaume Tell. Elle est l’aiguille qui pique et fait se dégonfler les outres énormes de la sottise. Elle est le « chétif insecte » qui déclare la guerre au lion. Elle est l’esprit contre la matière ; Ariel contre Caliban. Elle cloue au pilori les faux grands hommes, les pitres malfaisants qui empoisonnent le monde de leur imposture, l’accablent de leurs dogmes et tiennent sous leur puissance les foules fanatiques et abruties. Elle arrache leur masque aux Jupiters de théâtre, aux Mercures de tripot, aux Junons de lupanar, aux Césars de carton. Elle met à nu leur viduité intellectuelle, leur indigence sentimentale, leur laideur physique, leur saleté morale. Elle révèle les tares secrètes des Hercules et des Apollons de tréteaux, la lâcheté de leur héroïsme statufié, l’infamie de leur gloire perpétuée par les « Patries reconnaissantes », l’aliénation de leur jugement. Elle montre le gâtisme maître du monde, la débauche législatrice de la vertu, la friponnerie dirigeant les affaires, la forfaiture distribuant la justice, le proxénétisme patronnant les bonnes mœurs. Elle sème le rire, vengeur de la solennelle imbécillité pontifiante. C’est elle qui souffle dans les roseaux que Midas a des oreilles d’âne. Elle est nécessaire à l’humanité contre les fausses « élites » qui ne doivent leur prééminence qu’à leur insanité. Elle est la justice immanente qui remet en place le monde à l’envers où le coquin triomphe. Le malheur est que cette justice immanente vient trop souvent trop tard, quand le coquin est mort dans la gloire et le prolit de ses turpitudes.

M. Brunetière (Grande Encyclopédie) nous paraît avoir exactement caractérisé la satire lorsque, la séparant de la comédie, il a dit qu’elle est une forme du lyrisme, c’est-à-dire de la façon de sentir et de l’expression particulières à l’individu. Elle est la forme indignée ou ironique de ce lyrisme, comme l’ode est celle de son enthousiasme et l’élégie celle de sa tristesse. Tous les genres de l’art et de la littérature qui ont pour but de représenter la vie, les mœurs, les caractères, peuvent être satiriques ; mais ils ne le son que si l’auteur ne se borne pas à une représentation impersonnelle de son sujet, qu’il y mêle une attaque, une critique, une raillerie, une intention morale, réformatrice. L’auteur comique montre la société et les hommes sans même chercher, parfois, à provoquer le rire et sans intention morale ou sociale. Il n’est qu’un artiste. Le satiriste, au contraire, prend parti, avant toute chose ; la raison de son œuvre, son but, est d’exprimer son

indignation ou sa raillerie, de réformer le monde, de corriger les hommes. Il n’est pas toujours un artiste ; il est toujours un partisan, un militant, un moraliste. Il se jette dans la bataille que l’auteur comique se borne à observer et à dépeindre. Il arrive cependant que sans avoir d’intention sociale ou morale l’artiste fait œuvre satirique par la simple peinture d’une réalité haïssable, honteuse, blâmable par elle-même. C’est par là que la satire trouve un appui très important dans l’art naturaliste. Les artistes et les poètes les plus grands ne sont pas ceux qui ont édifié les chefs-d’œuvre de « l’art pour l’art », se contentant, en tant qu’hommes, de paître dans le gras pâturage du mensonge social où les « mauvais bergers » et les chiens de l’Ordre contiennent les moutons dociles ; ce sont ceux qui ont brandi le fouet de la satire pour cingler les « mauvais bergers », les chiens et les moutons eux-mêmes. Il n’est pas d’époque où l’esprit vigilant de la satire n’ait dressé contre le crime sa protestation indignée et, contre la sottise, son ironie vengeresse. « La satire combat contre les oppresseurs », a dit Taine. Le rire moqueur est l’antidote de l’imbécillité pontifiante.

La fable du Lion et le Moucheron, comme toutes les fables auxquelles les La Fontaine ont donné la forme classique moderne, les contes, les légendes satiriques, remontent, avec toute la littérature, dans la nuit des temps, aux premiers vagissements de la pensée humaine. (Voir Littérature.) Ils nous viennent des époques préhistoriques où hommes et bêtes s’identifiaient, et les bêtes ont probablement appris aux hommes à railler comme elles leur ont appris tant d’autres choses. La satire est peinte sur les parois des cavernes, elle est gravée dans la pierre et le bronze millénaires avec tout ce dont ils ont voulu conserver la mémoire.

Bien avant que le romain Lucilius fit de la satire un genre littéraire académique, Archiloque de Paros lui avait donné son expression la plus véhémente et inventé, pour cela, le « vers iambique » qu’Horace appelait « l’arme de la rage ». Le nom d’Archiloque fit l’adjectif archiloquien qui qualifia pour les Grecs ce qui était furieux et mordant. Trois siècles après Archiloque, cinq siècles avant J. C., Aristophane, créateur dramatique qui fut l’Homère du théâtre antique, apporta à la scène la satire universelle, rugueuse, cynique, cinglante, avant que la satyre l’eût réduite à un amusement rassurant pour les gens « comme il faut », respectueux des maîtres et des dieux. Et Lucien vint, à la fin des temps académiques, jeter le rire vengeur de la pensée grecque, de sa lumière, de sa splendeur, bannies du monde par le triomphe de la lourde soldatesque romaine, avant-garde de la sombre et sanglante tyrannie de la Croix abrutisseuse du genre humain.

La vie publique avait fourni son aliment à la satire dans l’antiquité. Dès les premiers temps chrétiens, ce fut l’Église, dominatrice de plus en plus indigne, qui lui procura son élément le plus important et le plus inépuisable. Contre cette satire qui l’avait assaillie dès sa fondation, l’Église n’eut et ne put avoir jamais d’autre recours que ceux de la fourberie et de la violence. L’Église n’avait que quelques années d’existence lorsque l’apôtre Barnabé écrivait déjà, prophétiquement : « Elle entrera dans la voie oblique, dans le sentier de la mort éternelle et des supplices ; les maux qui perdent les âmes apparaîtront ; l’idolâtrie, l’audace, l’orgueil, l’hypocrisie, la duplicité du cœur, l’adultère, l’inceste, le vol, l’apostasie, la magie, l’avarice, le meurtre, seront le partage de ses ministres ; ils deviendront des corrupteurs de l’ouvrage de Dieu, les courtisans des rois, les adorateurs des riches et les oppresseurs des pauvres ». Les « hérésies », si nombreuses dans les premiers siècles, furent le résultat de la critique exercée par une satire plus ou moins grave ou gouailleuse contre les insanités annoncées par Barnabé. Il n’est pas de Pères de l’Église qui n’ait dénoncé