Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/139

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
SOT
2637

collectif était la plus noble des actions. Elles n’ont jamais élevé des temples aux Sésostris, aux Darius, aux Napoléon, qui font, depuis quarante siècles, s’entr’égorger les hommes, et elles n’ont jamais écrit en lettres d’or, sur des plaques de marbre, que les Poincaré et les Clémenceau ont bien mérité de la Patrie !… ». Les caverneux imbéciles qui célèbrent « l’héroïsme » des « animaux de la guerre », prêtent aux bêtes un peu trop de leur sottise, de celle particulièrement nauséabonde qui se « spiritualise » avec des mouvements de menton et des poses académiques dans le sang des autres. Elles ont le droit d’être dégoûtées, comme le chien de l’ivrogne qui, voyant son maître vautré dans le ruisseau, renonce à le conduire et rentre seul à la maison. Les dix millions de chevaux, autant que d’hommes, immolés dans l’innommable saleté de la Guerre de 1914, n’y allèrent pas d’eux-mêmes. Ils y furent conduits sous le fouet, sans savoir, avec leur résignation ordinaire de bêtes pliées à la servitude. Ils ne crièrent pas : « À Berlin !… » ou « Nach Paris !… » comme les hommes crétinisés par la sottise patriotique. Et de même que les chevaux, les Boulot « chiens-héros », les « pigeons de Verdun », les « perroquets patriotes », toutes les bêtes martyrisées et si grotesquement célébrées par leurs bourreaux, sont bien innocentes de tant d’insanité.

A. France a fait dire à M. Bergeret : « Il y a une férocité particulière aux peuples civilisés, qui passe en cruauté l’imagination des barbares. Un criminaliste est bien plus méchant qu’un sauvage. Un philanthrope invente des supplices inconnus à la Perse et à la Chine. » Un criminaliste et un philanthrope sont encore plus méchants que la bête et surtout plus hypocrites. « Du moins, a dit aussi M. Bergeret, avant qu’il y eut des philanthropes, ne torturait-on les hommes que par un simple sentiment de haine et de vengeance et non dans l’intérêt de leurs mœurs. » C’est aux « purs esprits », aux docteurs appelés « angéliques » et devant qui les bêtes n’étaient que la plus méprisable matière, qu’il appartenait de torturer et de brûler les hommes pour en faire des « bienheureux » !…

Flaubert, parmi tant d’autres, a trop souvent appelé bêtise ce qui était la sottise de ces « bourgeois » qui prenaient « leur pot de chambre pour l’océan » ! Les bêtes sont incapables d’une aussi monumentale sottise.

La platitude des divagations bourgeoises sur le temps qu’il fait et l’état des affaires, faisait écrire à Guy de Maupassant :

« Entre l’homme et le veau, si mon cœur hésitait,
Ma raison saurait bien le choix qu’il faudrait faire,
Car je ne comprends pas, ô cuistres, qu’on préfère
La bêtise qui parle à celle qui se tait. »

La bêtise qui parle cesse d’être de la bêtise ; elle devient de la sottise. Quelle bête serait capable de débiter, même en ne se prenant pas au sérieux, les stupidités himalayennes de la rhétorique religieuse, académique, militaire et politique ? Quelle bête viendrait affirmer la réalité de la Trinité, composer un discours sur les « prix de vertu », réciter la théorie militaire et parler sans s’esclaffer de la conscience d’un candidat à un mandat électoral ? Boileau a formulé la plus indiscutable des vérités lorsqu’il a dit, en paraissant émettre un paradoxe :

« De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme. »

Voltaire, en défendant si bien les bêtes contre la théorie cartésienne faisant d’elles des mécaniques privées de sensibilité, de connaissance et de sentiment, a raillé supérieurement la sottise des hommes. Il s’est bien gardé de la mettre au compte des animaux. Il

s’était fait un Petit mémoire instructif des belles choses qui ont partagé les esprits de nos aïeux. Parmi ces belles choses, il y en avait, comme la dispute des stercoristes, solennelle, longue et vive sur « ce qui arrivait à la garde-robe, quand on avait rempli un devoir sacré, dont il ne faut parler qu’avec le plus profond respect » !… Il y avait aussi la dispute des cordeliers, qui entraîna tout le monde chrétien, « pour savoir si leur potage leur appartenait en propre, ou s’ils n’en étaient que simples usufruitiers » !… Les mêmes cordeliers disputèrent avec non moins d’ardeur sur la forme de leur capuchon et la largeur de leurs manches !… Heureux était le monde lorsque ces loufoqueries d’inspiration divine n’avaient pas pour effet de faire décerveler, écarteler ou brûler quelques milliers de pauvres diables fermés, comme les bêtes, à la compréhension de tant de merveilles spirituelles !

Flaubert, suivant la voie de Voltaire, rêvait de composer un Dictionnaire des idées reçues. On y aurait trouvé « par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable ». Le nombre et la qualité des traits dont il a criblé la sottise dans son œuvre permettent d’imaginer combien aurait été « hénaurme », comme il disait lui-même, un tel dictionnaire, et quel monument il aurait formé. On en aura une idée en lisant seulement, dans cette farce véritablement rabelaisienne intitulée le Château des cœurs, le discours aux épiciers qui se termine ainsi : « A vous d’abord, colonnes de la patrie, exemples du commerce, base de la moralité, protecteurs des arts, rois de l’humanité, dominateurs universels !… » Et, ce qui est le plus remarquable, c’est que cette fusée de bouffonneries qui semble échappée de l’imagination d’un Cabrion en délire devant les têtes de turcs de la fantaisie romantique, est encore au-dessous de la sottise réelle, applaudie par des milliers d’auditeurs, répandue par les milliers de voix de la presse, et qui s’étale dans des discours officiels et ministériels. « Vous êtes les remparts de la dignité et de la prospérité nationales ! », a dit, un jour, M. Fernand David, ministre du Commerce, aux « bistros » et « mastroquets », empoisonneurs du monde. « Vous êtes les collaborateurs dévoués de l’État et les excellents serviteurs du public ! », a dit un autre ministre du Commerce, M. Édouard Herriot, aux débitants de tabac, autres empoisonneurs du monde. Sans doute, le gouvernement doit bien cela à l’alcool et au tabac qui rapportent à l’État environ huit milliards par an ! « Réjouissantes recettes », disent, de leur côté les journaux. Elles sont réjouissantes, en effet, pour eux qui remplissent leurs colonnes des récits des crimes engendrés tous les jours par l’abrutissement alcoolique et tabagique.

Il est à noter qu’un M. Herriot se pique d’être un artiste et qu’il flagorne ainsi les débitants de tabac entre une conférence sur Mozart et une autre sur Beethoven ! On n’a pas dit s’il les a célébrés comme musiciens ou comme fumeurs.

Les gouvernants pratiquent l’éclectisme de la sottise ; ils se disent qu’il faut de tout pour faire une majorité compacte de sots. Dans le domaine de l’art, si la sottise gouvernementale est moins directement criminelle, elle n’en est pas moins ahurissante. M. Jules Grévy, président de la République, disait, à l’inauguration d’un salon de peinture : « Pas de chefs-d’œuvre, mais une bonne moyenne ; c’est ce qui convient à notre démocratie. » M. Georges Leygues, qui promena pendant quarante ans son « élégance progressiste », comme disait O. Mirbeau, dans tous les ministères avant qu’elle fut nationalement embaumée, déclarait que « l’État ne peut autoriser qu’un certain degré d’art !… » Devant les électeurs abrutis et les académiciens décatis pour qui ces insanités sont paroles d’évangile, on pense au mot du cocher de Bernier, rapporté par Voltaire, et