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maine. Mme de Staël avait déjà constaté, dans la fréquentation des gens dits « d’esprit », que « la bêtise et la sottise différent essentiellement en ceci, que les bêtes se soumettent volontiers à la nature, et que les sots se flattent toujours de dominer la société ». Goethe a fait dire à Méphistophélès : « l’homme emploie sa raison à se gouverner plus bêtement que les bêtes. » ce que Anatole France a commenté ainsi : « La bêtise empêche souvent de faire des bêtises… Ce ne sont pas les plus bêtes qui agissent le plus bêtement. » Bernard Shaw a complété ces vérités majeures en portant ce jugement : « Il y a beaucoup de sagesse dans la simplicité d’une bête, et parfois beaucoup de sottise dans la sagesse des savants. »

Sottise religieuse d’abord, née de l’ignorance et de la peur de l’inconnu, puis toutes celles qui en sont issues : sottise gouvernementale, sottise militaire, sottise judiciaire, sottise académique, sottise mondaine, tout cela est humain, uniquement humain. Les fabulistes auraient calomnié les animaux si, dans les fictions de leurs apologues, ils avaient visé autre chose que la sottise humaine. L’âne n’eut jamais l’idée de porter des reliques et de faire de sa peau un tambour ; il laissa cela aux prêtres, aux guerriers, aux juges, aux académiciens, à tous les solennels imbéciles. Les grenouilles ne demandèrent jamais un roi, si jacassantes fussent-elles ; elles vécurent toujours en république libre, ce que ne connaîtront jamais les électeurs si radicaux, si socialistes, si communistes qu’ils soient. L’animal reste bête suivant sa nature. L’homme, animal « spiritualisé », est devenu sot en voulant s’élever au-dessus de la nature, en se découvrant pour cela une âme que la bête n’avait pas, que la femme n’avait pas non plus avant qu’elle fut, elle aussi, « spiritualisée » par « l’Immaculée Conception », et que peut-être la bête aura à son tour, maintenant que M. Baudrillart, épiscope-académicien, a bien voulu lui en reconnaître une de « deuxième zone » !… L’homme a voulu ainsi faire l’ange en méprisant la bête ; il est tombé plus bas que la bête, dans la sottise. Schiller disait : « Contre la bêtise, les dieux luttent en vain. » Schiller entendait par les dieux les hommes vraiment supérieurs qui voudraient que le monde fut conduit par le savoir et la raison et non par l’ignorance et le fanatisme. Lui aussi employait bêtise pour sottise.

On a attribué à Stendhal ce mot : « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas. » Mais ce n’est pas une excuse pour la sottise humaine qui a fabriqué ce Dieu. Au contraire. La sottise religieuse, base de toutes les autres, leur a fourni leur élément spirituel quand elle a donné à l’homme le coup de marteau qui l’a fait divaguer sur le divin. Et après avoir inventé Dieu, l’homme s’est identifié à lui et a pris sa place. Il a consacré sa sottise, l’a faite souveraine et pontifiante lorsqu’il a prétendu et voulu expliquer qu’à l’image de Dieu, maître de l’Univers, il était, lui, le maître d’une terre, centre de cet univers, et que l’Être Suprême n’avait, en somme, créé l’Univers et la Terre que pour le service et les commodités de l’homme. Ce fut l’aboutissement des religions dans le monothéisme ; leurs dogmes et leurs institutions ne sont que le couronnement de cette transcendante imbécillité qui permit à l’homme de pratiquer la plus sauvage autolâtrie.

La raison, appuyée sur la science, a démontré de plus en plus la sottise de telles conceptions ; mais le propre de la sottise étant surtout de persévérer dans ses erreurs, les religions sont demeurées contre toute évidence. Il y a toujours, de par le monde, des ignorantins qui enseignent que le soleil tourne autour de la terre, s’il n’y en a plus pour dire que la terre repose sur la mer ; et il y a toujours de grands personnages académiques pour déclarer qu’il faut croire aux « mystères », bien qu’ils connaissent mieux que personne la fourberie de la fabrication de ces insanités. Il y a toujours des gens qui croient, comme Bernardin de Saint-Pierre, que, si les arbres fruitiers sont bas, c’est pour

que les hommes puissent cueillir plus facilement leurs fruits, et que si le melon a des tranches, c’est pour qu’on le mange en famille. Il y a aussi tous ceux pour qui les animaux n’existent que pour leur fournir des jambons et des côtelettes, des chaussures et des fourrures. Dieu ne les a pas créés pour autre chose et Mme de Coulevain devient lyrique à la vue d’un troupeau de vaches, bonnes bêtes chargées de brouter à la place de l’homme pour que s’accomplisse le « miracle de la crème » mousseuse et veloutée que réclame sa gourmandise. Cyrano de Bergerac a ri, bien avant nous, de ces billevesées quand il a écrit : « de dire que Dieu a plus aimé l’homme que le chou, c’est que nous nous chatouillons pour nous faire rire », et il a conclu ironiquement, devant tant de sottise, que si Dieu avait fait l’Arbre de Science et non l’Homme de Science, c’est « qu’il voulait, sans doute, nous montrer sous cette énigme que les plantes possèdent privativement à nous la Philosophie parfaite. » (Les États de la Lune).

Henri Heine ayant fait la rencontre d’un homme qui lui dit que les arbres sont verts parce que cette couleur est bonne pour les yeux, répondit sur le même ton que « le Bon Dieu avait créé le gros bétail parce que le bouillon de viande fortifie l’homme, et mis les ânes sur la terre pour servir aux hommes de terme de comparaison. »

Il y a ainsi la sottise primaire de ces faux pourceaux d’Épicure qui disent : « Vivons bien, nous mourrons gras », se préoccupant plus de la quantité de substance qu’ils laisseront aux vers que de la qualité de la pensée qu’ils pourraient laisser à l’humanité. Et il y a la sottise supérieure des purs esprits qui prétendent sécréter et distiller une pensée sublime, mais qui ne donne rien à manger à personne, pas même aux vers.

Les hommes ont ainsi mis au compte de la bêtise des bêtes leur propre bêtise perfectionnée et spiritualisée dans la sottise. L’usage demeure courant de dire bêtise pour sottise, même chez les plus clairvoyants, les plus désenchantés par la sottise et les plus révoltés contre elle. On dit toujours « sale comme un cochon », tout en sachant que le cochon n’est sale que lorsqu’il est tenu par l’homme dans la saleté. On continue à charger les vaches d’une stupidité policière dont elles sont bien innocentes. On remplirait des volumes d’exemples semblables montrant l’emploi, simplement irréfléchi chez les uns, mais hypocritement volontaire chez les autres, du mot bêtise à la place de sottise. La bêtise est le bouc émissaire de la sottise.

Quand Voltaire parlait de la bêtise des gens qui se confessent à certains prêtres, c’était leur sottise qu’il avait en vue. Les animaux ignorent le péché et n’ont aucun besoin de se confesser, surtout à des gens qui ne valent pas mieux qu’eux et, souvent, valent moins. Quand La Fouchardière dit que la guerre est « le choc de deux monstrueuses bêtises qui se heurtent », quand il salue ironiquement « la Bêtise souveraine, maîtresse des hommes et des dieux », quand il mesure la puissance de Dieu à l’étendue de la bêtise et de la méchanceté des hommes, quand il montre la bêtise précise, scientifique, mécanique, standardisée, monumentale comme les gratte-ciel, universalisée comme ce « yo-yo » qui a trouvé quarante millions d’acheteurs rien qu’en France, La Fouchardière parle de la sottise et non de la bêtise. Toutes ces choses sont de l’homme et non de la bête.

Les bêtes ne se font la guerre que par nécessité de conservation. Elles n’ont jamais imaginé de détruire dix millions d’entre elles pour conserver ou conquérir le crâne de Makaoua. Elles n’ont jamais entrepris d’anéantir leur propre espèce par l’invention de la poudre, des canons, des gaz asphyxiants, et fabriqué les sophismes qui cherchent à justifier l’emploi de ces belles choses. Les bêtes n’ont jamais prétendu être des anges, mais elles n’ont jamais expliqué non plus que l’assassinat