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La métaphysique durkheimienne perd tout contact avec la réalité sur laquelle elle prétend s’appuyer. Rien de moins scientifique. C’est une pure construction de l’esprit. Le Dieu-Société est une abstraction devant laquelle Durkheim qui, nous dit-on, est de bonne foi, exige que les individus s’agenouillent, absorbés dans une contemplation mystique, où s’évanouit toute personnalité. Cette mode, espérons-le, n’aura qu’un temps.

Durkheim est à ce point obsédé par l’idée fixe de faire de la sociologie une science autonome, comme la biologie, indépendante de la philosophie, qu’il ne voit rien en dehors d’elle et croit, par elle, tout expliquer.

Durkheim voit dans la division du travail social une panacée. En elle réside le bonheur de tous les êtres.

La sociologie durkheimienne veut expliquer par une seule science la complexité des phénomènes. A force de se vouloir scientifique, la sociologie cesse de l’être, car elle n’admet d’autre explication de la réalité qu’une explication sociale. Il n’est pas possible, croyons-nous, de pousser plus loin l’autoritarisme et le dogmatisme scientifiques. Rien de moins scientifique que cette méthode. Elle perd de vue la réalité qu’elle déforme. Admettre la réalité de l’individu, c’est, pour Durkheim, faire œuvre anti-scientifique, mais n’admettre que la réalité sociale, à l’exclusion de toute autre, c’est pareillement faire œuvre anti-scientifique. C’est aboutir au même résultat. La sociologie peut prêter son concours aux autres sciences, mais rien ne justifie sa prétention à les remplacer. Elle n’est pas l’histoire : elle conserve, en face de l’histoire, sa fonction propre, sans empiéter sur elle.

Il en est de même pour toutes les disciplines. Écarter les solutions qu’elles nous offrent quand nous envisageons les problèmes sociaux, c’est ne voir qu’une face de ces problèmes, c’est se priver des moyens qui permettraient de les résoudre. L’explication sociologique des faits sociaux n’a de valeur que reliée et associée à leur explication psychologique.


Qu’il y ait des « lois » que le sociologue constate, nous ne le nions pas. Mais qu’il se borne à les constater, ce n’est là, croyons-nous qu’une partie de sa tâche. Sans ce travail préliminaire, la sociologie serait incomplète : réduite à lui seul, elle est tout aussi incomplète. Une sociologie uniquement inductive ne vaut pas mieux qu’une sociologie uniquement déductive. L’une et l’autre sont stériles.

Le déterminisme est une explication, mais il n’est pas l’unique explication des faits. On ne saurait s’en contenter. La sociologie conçoit la vie comme un mécanisme où le hasard et l’imprévu n’interviennent pas, où tout se passe automatiquement. C’est un monde sans originalité que celui des sociologues. C’est un monde aussi peu vivant que celui des logiciens. Les sociologues sont des logiciens peu recommandables, on se compromet en leur compagnie. Ces gens, qui ne veulent tenir compte que des faits, ne voient pas les vrais faits, dont l’action est certaine. Ils négligent les réalités pour des abstractions. Ils appliquent aux faits les lois de leur esprit. Ne mettons pas en doute la valeur de la science, à propos de la méthode sociologique : c’est un problème d’ordre métaphysique, nous y reviendrons. Mais protestons dès maintenant contre cet autoritarisme scientifique qui prétend tout régenter, tout expliquer, sous prétexte que tout obéit à des lois. Un dogmatisme en remplace un autre. Le dogmatisme sociologique rejoint les autres dogmatismes en ce qu’il n’admet qu’une explication des phénomènes, et qu’il ramène tout à cette explication. Il est tout aussi étroit et peu scientifique. La volonté des individus, dans cette conception de la sociologie, est singulièrement atténuée, pour ne pas dire supprimée. Il n’en est tenu aucun compte. La sociologie est science pure. On sait que Taine a appliqué à l’art la méthode sociologique. Il n’a abouti qu’à une cons-

truction a priori, niant les faits, les déformant : l’esthétique de Taine est un tissu de contradictions. Qui veut trop prouver ne prouve rien. La méthode sociologique devient la méthode logique, combien illogique en la circonstance : c’est la déduction mathématique, en une matière où elle n’a que faire. La sociologie rétablit ce qu’elle croit détruire. Ses lois sont des constructions de l’esprit. Il n’y a rien de plus subjectif que la méthode objective des sociologues. Ils essaient d’atténuer leur fatalisme en disant que la connaissance des « lois » permettra à la « science sociale » de modifier la réalité. Ils soutiennent que la sociologie devient ainsi la plus libérale des sciences, car elle admet que les sociétés peuvent évoluer sous la poussée des aspirations individuelles et collectives. Constatons-le, en passant, mais ne nous faisons aucune illusion sur le libéralisme des sociologues.

Les sociologues sont bien forcés de convenir que la sociologie conserve des rapports avec la psychologie individuelle, — ils ne peuvent le nier. Quoi qu’ils fassent et quoi qu’ils disent, il faut bien qu’ils tiennent compte de l’individu. Ils en tiennent compte, certes, mais c’est pour l’étouffer. Si on leur dit que la société n’existe que par et pour les individus qui la composent, et qu’il faut compter avec leur psychologie, ils répondent que l’association des individus constitue une vie différente de celle de chaque individu considéré isolément, et que c’est cette vie du groupe, cette vie collective qui donne naissance à des institutions dont l’ensemble constitue la civilisation. Nous savons cependant quel rôle ont joué, dans l’histoire, les individus : ce sont les isolés, les indépendants, les indisciplinés qui, seuls, ont créé quelque chose. Pendant que le troupeau stagnait, ils sortaient de ses rangs pour rompre avec sa morale et sa tradition. Ce sont les hommes de génie qui conduisent le monde. Et j’entends par eux les penseurs et les artistes. Les guerriers n’ont pas de génie, car ils n’ont qu’un génie destructeur. Le génie est essentiellement créateur. Le troupeau n’a fait que combattre et déformer la pensée des hommes de génie, — de ceux qu’il appelle des fous, — la société s’est opposée par tous les moyens, y compris l’assassinat, à la sincérité des individus, se dressant en face de ses préjugés en accusateurs. Pensant en groupe, agissant en groupe, les gens pensent et agissent mal. C’est alors qu’ils créent ces « institutions » que la sociologie appelle pompeusement la Civilisation. Concédons, en effet, aux sociologues, que la vie sociale est bien différente de la vie individuelle, qu’elle en est tout le contraire : elle oppose au courage la lâcheté, à la vérité le mensonge, à la nature l’artifice, à tous les sentiments humains leur contrefaçon et leur caricature. Ils ont raison, puisque nous voyons les individus agir en groupe d’une manière autre que pris en particulier : les ravages de l’esprit grégaire, pendant la guerre, en sont une preuve éclatante. Nous avons vu à l’œuvre cette fameuse mentalité collective : elle a bien mérité de la patrie. Les sociologues, au lieu de déplorer cela, le constatent avec un plaisir évident. Pour eux, la société est établie pour des siècles sur des principes sacro-saints. La sociologie positive a raison sur ce point : nous ne faisons aucune difficulté pour reconnaître que les individus, à peu près supportables séparés les uns des autres, deviennent, associés et groupés, unis par des intérêts quelconques, absolument idiots, sanguinaires, capables de tout. Dès que l’esprit de corps ou l’esprit de parti s’empare d’eux, ils perdent la tête, deviennent de simples brutes. Tout ce qu’il y a de boue au fond d’eux-mêmes se réveille. Ils n’ont plus de conscience, plus de sentiments, plus rien. Il suffit que quelques hommes se réunissent pour qu’ils disent ou fassent des bêtises. Certes, quelquefois, les individus vibrent ensemble pour une noble cause, mais c’est chose rare. La foule est bien différente des molécules, des cellules qui entrent dans sa composition : leur agrégat donne naissance à un corps nouveau où n’entrent que les laideurs des individus, d’où sont exclues