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ra appliquée rigoureusement. Ce serait un communisme à rebours, à l’usage des bourgeois, où nul n’aurait le droit d’être lui-même, d’aller et venir à sa guise. Ce serait le caporalisme dans toute son horreur, le conformisme intégral. Vouloir des êtres faits sur ce modèle, pratiquant la même morale et servant les mêmes dieux, c’est quelque chose de monstrueux qui ne peut germer que dans l’esprit d’un dictateur. Une telle société, où régnerait l’automatisme absolu, ne comporterait aucune initiative, aucune originalité, aucun progrès. Ce serait la mort de l’individu, sans phrases. Certes, convenons que, dès notre naissance, nous sommes happés par la société et que, si nous voulons vivre, il ne nous reste plus qu’à lutter pour nous « ressaisir » et nous dégager de son emprise, rongeant les mailles du social qui nous enserre comme dans un étau. Impossible de nier la main-mise de la société sur les individus. Elle exerce sur eux une sorte de chantage pendant toute leur vie. Mais les sociologues n’expliquent pas — ou expriment mal — comment des êtres nés à la même époque, dans le même pays, élevés dans le même milieu et selon les mêmes méthodes, n’ont ni les mêmes idées, ni la même morale. Comment expliquent-ils qu’il y ait des réfractaires ? Et pas seulement chez les pauvres, chez les déshérités du sort, les sacrifiés, les exploités ?

Ce ne sont pas les sociologues qui approuveront Jean-Jacques Rousseau disant : « L’homme est né bon, mais la société le déprave. » Il est difficile à l’homme de naître bon, car il est déjà social dans le ventre de sa mère, il est déjà le prisonnier de l’hérédité, mais à mesure qu’il deviendra social, il deviendra « immoral ». On dit des écoliers : « pris individuellement, ils ne sont pas mauvais, mais ensemble ils ne valent rien. » C’est ce qui arrive pour les hommes réunis quelque part : ils sont lâches et cruels. Enrégimentés, les hommes sont des brutes : ils perdent aussitôt ce qu’ils pouvaient avoir de supportable comme individus. « Troupeau confus ; écrivait Milton, il y a trois siècles ; tourbe mêlée qui élève ce qui est vulgaire et vain… La plus grande louange est dans leur blâme, à part celui qui va seul et meilleur. D’intelligents, parmi eux et de sages, il n’y en a point. » Paroles plus vraies aujourd’hui qu’hier.

On comprend que les sociologues anti-individualistes aient un faible pour la pédagogie. C’est, en effet, par l’éducation et l’instruction, que l’on fabrique, dès l’enfance, des citoyens dociles et des âmes d’eunuques, c’est dès l’enfance que l’on déforme les cerveaux et que l’on commence le « dressage » des individus. Il importe, dès le plus bas âge, d’inculquer de saines notions sociales et morales aux futurs soutiens de l’ordre et de l’autorité. La pédagogie telle que la conçoivent les sociologues est le meilleur instrument d’asservissement qui soit entre les mains des dirigeants.

La pédagogie occupe une place importante dans la sociologie durkheimienne. L’auteur d’Éducation et Pédagogie a essayé de renouveler par sa méthode l’ancienne pédagogie. L’éducation telle qu’il la conçoit est l’action exercée par le milieu et la société sur l’enfant. Durkheim et ses disciples comptent beaucoup sur l’École pour faire des citoyens dociles et identiques. Le dogmatisme pédagogique des sociologues n’a qu’un but : détourner l’individu de lui-même pour le livrer corps et âme au social. L’individu devient la chose du social qui, par l’éducation, en fait un citoyen selon ses rêves. La société s’agrippe à l’individu, le suit partout, essaie de l’étouffer au moyen de sa pédagogie anti-individualiste. Elle vise à socialiser l’individu, à l’arracher à son individualité pour l’incorporer au groupe dont il fait partie. C’est exactement l’inverse que fait la véritable pédagogie, qui arrache l’individu à la société pour le restituer à lui-même. Dans l’éducation des sociologues-pédagogues ou des pédagogues-sociologues, l’individu se nie lui-même au profit du groupe auquel il appartient. La fin de toute éducation, pour les sociologues,

c’est de faire de chaque homme un être social. Tous les individus doivent se ressembler. Violer ce commandement est un crime. L’être social renonce à toutes les joies, à toutes les noblesses, à toutes les beautés. C’est un être déchu, happé par l’engrenage dont il est prisonnier, incapable de se « ressaisir ». La société se livre sur sa personne à une sorte de chantage, dénaturant ce qui est réel en lui, déformant ses sentiments, atrophiant son intelligence, bourrant son crâne d’absurdités. Sa mémoire devient un capharnaüm sous l’influence des sur-pédagogues qui ont fait de lui une machine. Pas d’originalité, telle est la formule que la pédagogie officielle applique à quiconque a le malheur de tomber entre ses mains. Faire des automates est le but poursuivi par toute éducation sociale. Il est défendu d’être artiste dans les moindres détails de l’existence quotidienne : répéter machinalement ce que les autres ont dit, tel est l’idéal.

L’État ne peut rien pour la liberté individuelle ; il peut tout contre elle. Confier à l’État le soin d’affranchir l’individu par l’éducation, c’est lui confier le soin de l’étouffer.

Auguste Comte exagère lorsqu’il formule du haut de son dogmatisme positiviste ce précepte extravagant : « Nous naissons chargés d’obligations de toutes sortes envers la société. » C’est plutôt la société qui nous paraît chargée d’obligations envers l’individu qu’elle a fait naître, sans lui demander son avis. N’est-ce pas étrange de voir émettre un tel paradoxe ? C’est ce que les élèves de Durkheim soutiennent avec autant d’autoritarisme que leur maître. La sociologie durkheimienne s’applique à une société dans laquelle il n’y a point d’individus. L’individu est inexistant. Il ne compte pas. On l’ignore. La société est, pour Durkheim, la seule réalité : c’est une réalité supra-individuelle.

« La méthode sociologique repose tout entière sur ce principe fondamental : que les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses, c’est-à-dire comme des réalités extérieures à l’individu. » (Durkheim, Le Suicide) » L’individu est dominé par une réalité morale qui le dépasse : la réalité collective.

Les sociologues en arrivent à ce paradoxe que plus un individu ressemble aux autres, plus il est lui-même. Plus il se confond avec le troupeau, moins il se confond avec lui. Plus l’individu dépend de la société, plus il est autonome. L’individu n’est jamais plus indépendant que lorsqu’il cesse d’être indépendant. C’est se moquer de nous. Qui veut trop prouver ne prouve rien. Les sociologues « plus royalistes que le roi », en arrivent à nous rendre odieuse la société : c’est un résultat appréciable. C’est la seule utilité de la sociologie. Il sied de réagir contre ce machinisme intellectuel, de mettre un frein à l’automatisme en morale, à tout ce sociétisme ou sociétarisme qui sévit et broie l’individu. L’égoïsme égotiste de ce dernier refuse de se courber devant l’égoïsme social : il est harmonie alors que ce dernier est désordre.

Tout ce sociologisme se détruit de lui-même. Il substitue aux dogmes d’une morale non scientifique les nouveaux dogmes d’une morale scientifique. Or, celle-ci est aussi peu scientifique que possible. On abuse trop du mot « science » chez certains philosophes. La morale sociologique prend place au rang des « méta-morales » auxquelles elle essaie de se substituer. Elle remplace une idole par une autre : Dieu s’appelle la société. Ne soyons pas dupes de cette nouvelle « cratie » que constitue la sociocratie. Son libéralisme est équivoque.

Le sociologue anti-individualiste va à l’encontre même des recherches qu’il poursuit, et s’interdit de comprendre quoi que ce soit aux « faits sociaux » puisque, pour lui, ces derniers mots seuls existent et ne s’expliquent que par eux-mêmes. La sociologie simplifie la réalité, qui est complexe, fait œuvre anti-scientifique ou pseudo-scientifique en rationalisant le réel. La sociologie objective pourrait bien n’avoir été qu’un « bluff ».