Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
SOC
2616

point de vue sociologique. Guyau a la naïveté de croire que l’on peut concilier la vie individuelle et la vie sociale. Il semble parfois avoir raison, mais il a fini toujours par aboutir à un compromis, où c’est l’individu qui est sacrifié.

« Le tas de sociologues », comme les appelle Han Ryner, valent le tas des moralistes. La science des sociétés et la science des mœurs vont ensemble. Elles s’unissent pour conspirer contre la vie de l’individu. « Les disciples de Durkheim, écrit Han Ryner, adorent servilement, comme leur maître, les fantômes créés par la naïveté des peuples et la ruse inconsciente des détenteurs du pouvoir et de la richesse. Leurs paroles comme sacerdotales sacrifient à tous les molochs la seule réalité, l’individu ». Les sociologues sont loin d’être des artistes : pensant mal, ils écrivent mal, nous ne pouvons digérer la lourdeur, la pesanteur des sociologues officiels.

« La sociologie est à la mode, écrit Bouglé. Tout le monde en parle. Peu de gens savent ce que c’est ». Il y a sociologie et sociologie. Si on entend par sociologie, l’observation des mœurs sociales, la critique des institutions et des lois, il est évident que nous faisons de la sociologie, nous ne faisons même que cela. Nous consentons à être sociologues de cette façon, et à ce qu’on trouve dans nos travaux une part de sociologie. Cependant, je proposerai d’appeler socio-critique, pour qu’on cesse de la confondre avec la sociologie ordinaire, notre méthode de critique appliquée à la société que nous jugeons belle ou laide, bonne ou mauvaise, utile ou nuisible, selon qu’elle réalise ou non l’idéal esthétique.

Georges Palante est un des rares philosophes qui considère la sociologie à un point de vue individualiste. Pour lui, « la sociologie n’est autre chose que la Psychologie sociale. Et nous entendons par psychologie sociale, la science qui étudie la mentalité des unités rapprochées par la vie sociale. (Précis de Sociologie, p. 3) ». Il faut toujours en revenir à la psychologie individuelle. La sociologie ainsi entendue a deux objets : rechercher l’influence de l’individu sur la société ; rechercher l’influence de la société sur l’individu. Psychologue social, tel est le sociologue. Il envisage les phénomènes sociaux sous leur aspect subjectif. Les lois sociologiques se déduisent des lois psychologiques.

La sociologie ou « Science des sociétés », ainsi nommée par Auguste Comte, a pris depuis son fondateur des proportions inquiétantes. Ses prétentions sont illimitées. Elle n’a d’autre ambition que de tenir en tutelle toutes les autres sciences : celles-ci seront sociologiques ou elles ne seront pas. La méthode sociologique a tout envahi. Morale, Esthétique, etc… ne sont, désormais, que des compartiments de la Sociologie. Il y a maintenant une cosmosociologie, une anthroposociologie, une psychosociologie, etc…

La sociologie n’étudie plus les sociétés telles qu’elles devraient être, mais telles qu’elles ont été. Le sociologue n’est plus qu’un savant qui s’efforce de connaître les sociétés, de dégager les lois qui les régissent. C’est tout. Il ne conclut pas. Ce n’est pas son affaire.

L’avenir des sociétés, le sociologue s’en désintéresse. Étant objective, la sociologie se proclame impartiale et scientifique. Elle n’est ni l’une ni l’autre. Évidemment, il était nécessaire, en face de leurs exagérations, de ramener certains sociologues à l’étude des faits : ils ne peuvent pas n’être que des rêveurs. Mais sous prétexte de combattre chez eux l’absence de méthode, ou des méthodes défectueuses, la littérature nuageuse à laquelle nous devons tant de fabricants d’Icaries, de constructeurs de cités futures, de prophètes, d’annonciateurs des temps nouveaux, et beaucoup d’autres pontifes demi-anarchisants, on est tombé dans l’excès contraire. Pour les sociologues modern-style, les faits concrets seuls sont intéressants. C’est le cas de répéter après les anciens : in medio stat virtus. Cependant, ce in medio, ne l’appe-

lons pas juste-milieu, appelons-le harmonie. Or, la sociologie est loin d’être une harmonie. Désormais, le sociologue ne se préoccupe plus de l’avenir des sociétés, de leur transformation en sociétés meilleures. Ce n’est pas objet de science. Ainsi en ont décidé les pontifes. Il y a, d’une part, les sociologues qui sont les seuls savants et, d’autre part, les non-sociologues qui sont des ignorants. La sur-sociologie explique tout, ouvre des horizons insoupçonnés à l’esprit humain : il faut avoir recours à la sociologie, si on veut avoir la clef de tous les problèmes. Tout le monde doit devenir sociologue, pour que la société continue de fonctionner à merveille et de distribuer ses bienfaits aux individus agenouillés devant son omnipotence.

On veut tout expliquer par la sociologie. Religion, art, morale, économie politique, histoire, etc… sont des « branches de la sociologie ». Il y a une sociologie religieuse, morale, esthétique, etc., dont la prétention est de tout expliquer « objectivement ». Depuis que le fondateur du positivisme a placé dans la sociologie le salut de l’humanité, celle-ci est devenue la plus compliquée de toutes les sciences. Ne nions pas l’intérêt que peut présenter la sociologie ainsi entendue. Elle nous oblige à descendre sur la terre et à observer de près les réalités. La méthode analytique de la sociologie et des sciences sociales qui s’y rattachent peut rendre des services, mais ne les exagérons point. Ne demandons pas à la sociologie plus qu’elle ne peut donner : restituons-lui sa place dans l’ensemble des sciences, non au-dessus d’elles, mais humblement à côté d’elles. Chaque savant a une tendance à voir dans la science qu’il cultive la science unique, oubliant que, près de lui, d’autres savants travaillent dans d’autres directions. C’est une erreur, les sciences convergent au même but : la vérité. La spécialité à outrance est nuisible : le savant doit posséder avant tout une culture générale, dans l’intérêt même de la science dans laquelle il s’est spécialisé.

Durkheim et ses disciples appliquent à l’étude de la vie morale la méthode des sciences positives. Les « faits moraux » sont pour Durkheim des phénomènes comme les autres. Il ne s’agit pas de tirer la morale de la science, mais de faire la science de la morale. C’est l’ambition de Durkheim.

Les sociologues affirment bien que le fait d’étudier la réalité n’implique pas celui de renoncer à son amélioration et ils conservent à la morale son caractère de « science normative », en ce sens que les lois qu’elle découvre sont autant de devoirs qu’elle nous impose. La morale sociologique est équivoque et manque d’harmonie. Il ne reste plus, avec elle, que le dieu Société, qui entretient dans son sein tous les dieux et tous les cultes. L’école sociologique se vante, d’ailleurs, de posséder cet esprit « sagement conservateur » (Préface de La Division du Travail social), et de mettre, à la place de l’initiative individuelle, le conformisme social. Cette morale faite par et pour 'le social interdit à l’individu de penser et d’agir librement : elle tue dans les cerveaux l’esprit critique. Que peut bien être le progrès pour les sociologues ? Diviniser la société, tel est, en fin de compte, pour Durkheim et ses disciples, le but de la sociologie.

Les « sociologues bourreurs de crâne » sont un produit de notre temps, où l’égalité est conçue à rebours, où le suffrage universel exerce ses ravages, où les majorités l’emportent sur les « individualités », où l’incohérence et l’équivoque dominent. La manie de tout niveler est une des caractéristiques de notre temps.

Les sociologues à la Durkheim rêvent de faire de la société une caserne où chacun pensera la même chose, agira aux mêmes heures de la même manière, exécutant le même exercice et portant le même uniforme. Drôle de société, en vérité, que la société rêvée par les sociologues ! On s’y ennuiera à mourir, car elle sera d’une monotonie désespérante, La méthode communiste y se-