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d’un état de choses dont il ne jouira pas sur-le-champ, sans inconséquence ou illogisme. La pensée individualiste ne souffre aucune équivoque sur ce point. C’est au sein de la vieille humanité, de l’humanité des dominateurs et dictateurs de toute espèce qu’apparaît, que se forme, que devient « l’humanité nouvelle ». Les individualistes sont des révolutionnaires permanents et personnels ; ils s’efforcent de pratiquer en eux-mêmes, en leur entourage, dans leurs rapports avec leurs camarades d’idées et en leur compagnie, les conceptions particulières qu’ils se font de la vie, sous un aspect individuel, sous son aspect plural. Chaque fois qu’une des caractéristiques qui distinguent « l’humanité nouvelle » parvient à s’implanter dans les mœurs, chaque fois qu’à leurs risques et périls, un ou plusieurs êtres humains les anticipent par leurs dits ou par leurs gestes, « l’humanité nouvelle se réalise ».

Dans le domaine des arts, des lettres, de la science, de l’éthique, par leur conduite personnelle, dans la sphère économique même, on trouve des unités humaines qui pensent et agissent contrairement aux coutumes, aux usages, aux routines, aux préjugés et aux conventions de la « vieille société » et les battent en brèche. Ils représentent, eux aussi, dans leur genre d’activité, l’humanité nouvelle. D’ores et déjà, les individualistes en font partie, par leur manière de se comporter à l’égard du vieux monde, parce qu’elle révèle à chacun de leurs mouvements leur intention, leur volonté, leur espoir de voir l’individu se libérer de la contrainte du grégaire, de la mentalité du troupeau.

Peut-on espérer qu’après maints flux et reflux, maints essais douloureux, les humains en viendront quelque jour à la pratique consciencieuse de la réciprocité, à la solution individualiste anti-autoritaire — individualiste-anarchiste —, la solution de l’égale liberté ?

Peut-on anticiper que, mieux éclairés, plus instruits, informés davantage, les habitants de notre planète en viennent à comprendre enfin que ni la coercition, ni la domination du plus grand nombre ou de l’élite ou de la dictature d’un autocrate, d’une classe, d’une caste ne sont capables d’assurer le bonheur, c’est-à-dire de réduire toujours plus la souffrance évitable ? C’est le secret de l’avenir.

Mais optimiste ou pessimiste à cet égard, l’individualiste-anarchiste n’en continuera pas moins à dénoncer le préjugé qui donne sa force à l’autorité étatiste : la superstition du gouvernement nécessaire, et à vivre de façon publique ou occulte, comme si les préjugés et cette superstition n’existaient pas. — E. Armand.


SOCIÉTÉS SECRÈTES. — Les Sociétés secrètes ont existé de tout temps et chez tous les peuples ; on les trouve même dans les pays de civilisation rudimentaire. Religieuses, philosophiques ou politiques, elles ont généralement pour but de systématiser leurs conceptions et de les imposer au pays où elles vivent.

Presque partout, elles comportent une initiation impressionnante, avec des épreuves dans lesquelles on simule un danger. Le but est de lier le récipiendaire par la crainte. Certaines sociétés secrètes du Thibet liaient le postulant à un cadavre et l’abandonnaient ainsi pendant plusieurs jours. Avec l’évolution des mœurs, les initiations s’adoucissent, mais partout et toujours demeure l’idée de contraindre à la discrétion, au dévouement et à la fidélité par une réception redoutable, parfois même répugnante, comme dans certains compagnonnages ouvriers où on obligeait, paraît-il, le candidat à avaler des excréments.

Certaines sociétés secrètes ont joué un grand rôle dans l’histoire. Le nom de la Sainte Wehme, société secrète de Bohême, qui contraignait par la teneur d’un assassinat les dirigeants à entrer dans ses vues est parvenu jusqu’à nous.

Les partis d’extrême droite d’Allemagne auraient,

paraît-il, ressuscité, aujourd’hui, la terrible Sainte Wehme.

L’ordre des Illuminés a été fondé, en Allemagne, au dix-huitième siècle par Weishaupt, professeur à l’Université d’Ingolstadt. Weishaupt ne se proposait rien moins que de transformer le monde et de le diriger au moyen d’une société secrète dont les agents du pouvoir politique de l’État ne seraient que les membres dévoués et obéissants. Son idée n’était pas tout à fait originale. Weishaupt avait appartenu, dans sa jeunesse, à l’ordre des Jésuites, et il avait voulu fonder une sorte de congrégation de jésuites de gauche qui gouvernerait le monde, non pour y maintenir les conceptions du passé, mais pour l’aiguiller, au contraire, dans la voie du progrès.

Ce progrès catholique, à la merci du hasard, il s’agissait d’en régulariser la marche, selon un plan établi à l’avance, dans une vaste association inconnue des masses et d’autant plus puissante.

Weishaupt réussit à grouper plusieurs milliers de personnes, appartenant à toutes les classes de la société. Le recrutement était assuré par les « frères insinuants », qui choisissaient eux-mêmes ceux des hommes de leur entourage qu’ils croyaient pouvoir être utiles à l’ordre et, pendant un temps très long, le nouvel adhérent ne connaissait de l’ordre qu’une personne : celle qui l’y avait fait entrer. Il devait lui remettre périodiquement des rapports sur lui, sa famille et son entourage. Ces rapports devaient être rigoureusement véridiques. Le nouveau membre devait se présenter et présenter les autres tels qu’ils étaient, avec leurs qualités et leurs défauts.

Une fois admis définitivement, l’illuminé avait à gravir une hiérarchie très compliquée : minerval, illuminé mineur, illuminé majeur, etc… Au sommet, était un conseil que dirigeaient Weishaupt et son principal disciple Khnigge.

Pour donner un caractère mystérieux et, par cela même, accroître la force de ses directives, Weishaupt avait fait croire à ses associés qu’il n’était pas le chef, mais ne faisait que transmettre les ordres des « supérieurs inconnus ».

L’ordre des Illuminés ne dura pas ; Weishaupt et Khnigge se disputèrent, il y eut la scission et la société aux ambitions magnifiques s’écroula comme s’écroulent toutes les associations.

L’Illuminisme aurait grandement influencé la Révolution Française. Cela est plus que probable. Beaucoup d’hommes qui ont joué un rôle dans la révolution avaient fait partie de l’ordre ; ils y avaient certainement puisé des idées, mais prétendre, comme l’abbé Samuel que les événements de la révolution avaient été concertés d’avance dans cette société, cela ne peut être que faux, parce qu’impossible.

D’ailleurs, l’abbé Samuel, qui publia son livre au commencement du dix-neuvième siècle, est un ennemi des Illuminés.

Il est très difficile d’établir avec vérité le rôle exact d’une société secrète dans les événements historiques. La société secrète écrit peu ; tout s’y passe oralement, ce qui fait que, l’association disparue, plus rien ne reste d’elle.

On attribue de même à la Franc-Maçonnerie un rôle important dans la révolution française. Indirectement, le fait est certain. Toute l’agitation idéologique qui a précédé la révolution a été l’œuvre d’hommes dont beaucoup appartenaient à la Franc-Maçonnerie. Mais, que la préparation des journées révolutionnaires, émeutes, procès de Louis XVI, etc…, se soit élaborée dans les loges, cela est plus difficile à établir. D’ailleurs, des auteurs maçonniques, comme Lantoine, nient cette action directe de la Franc-Maçonnerie sur la révolution.

Le dix-neuvième siècle, surtout dans sa première