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tinct le met en garde contre les « bons bergers ». Aussi sa propagande a-t-elle pour but d’amener chacun à se passer de bergers et à s’associer entre individus jouissant d’une liberté égale afin de résister, de faire pièce à ceux qui ne conçoivent l’association que soumise à une directive extérieure centralisatrice, pompant, suçant à son profit toutes les forces, toutes les facultés des associés.

Il est inconcevable que le terrorisme ou la dictature puissent constituer un facteur d’évolution ou de développement de la personnalité humaine. Il se peut que sous de pareils régimes nombre d’individus se courbent, que la masse se résigne à n’avoir plus que la mentalité de la servitude — si tant est qu’elle ait jamais aspiré à une mentalité autre — tous et chacun même peuvent faire fi des libertés relativement essentielles, soucieux seulement qu’il soit donné à la question économique une solution heureuse pour tous. Mais l’acquiescement de l’immense majorité à un système de gouvernement tel que la dictature économique et politique du « prolétariat », le silence forcé des quelques éléments minoritaires ne prouveraient rien en faveur de l’avènement d’une « humanité nouvelle ».

Pas plus d’ailleurs que certaines réalisations d’ordre civil ou civique proclamant l’égalité absolue des sexes ou l’accession de la femme à toutes les fonctions administratives ou politiques possibles.

Pas davantage que prouverait en faveur de « l’humanité future » l’ingérence obligatoire des syndicats dans toutes les tractations d’ordre économique et leur accession au rôle de conseillers écoutés, sinon prépondérants, d’un gouvernement quelconque.

Si l’on examine attentivement l’œuvre de ces réformateurs — pétulants et virulents — on s’aperçoit sans tarder qu’il y a eu changement de dirigeants au lieu d’apport d’une tactique ou d’une mise en pratique inédite. Dès que s’est apaisé le tumulte qui a accompagné le passage au pouvoir dans de nouvelles mains, l’hypnotisé se réveille de son délire passager, et il se rend compte qu’il est aux prises avec les mêmes difficultés, les mêmes interdictions, les mêmes traditions, le même fonctionnarisme que sous le régime précédent. Il n’a rien gagné non plus en indépendance ou en autonomie.

Ce qu’il voulait, c’était « vivre sa vie, la vivre à son gré, à son goût ». Ce qu’il a obtenu c’est que l’attelage change de cocher, il se demande s’il rêve et, devant l’évidence, il courbe tristement la tête et reprend son collier de misère et de malheur.


Je n’ignore pas que bon nombre d’individualistes anarchistes se désintéressent de « l’humanité future ». Pour eux, « sans risquer d’errer beaucoup, il est permis de présumer : 1° Qu’il n’existera point de vie générale en collectivité d’où l’autorité serait absolument exclue ; 2° Que dans toutes les sociétés, on rencontrera isolés ou groupés, des protestataires, des mécontents, des critiques et des négateurs. Sans doute, on assistera à des transformations, à des améliorations, à des modifications, à des bouleversements même. Le système de production selon le mode capitaliste pourra finir par s’évanouir, ou graduellement, ou par un coup de force. Peu à peu, on travaillera moins, on gagnera davantage, les réformes se feront menaçantes, inéluctables. On pourra connaître un régime économique dissemblable du nôtre. Mais quel que soit le système de société qui englobera les humains, le bon sens indique que sa permanence est liée à l’existence d’une réglementation adaptée à la mentalité moyenne des composants du milieu. Bon gré, mal gré, ceux placés à droite ou à gauche de cette réglementation moyenne devront y conformer leurs actes, et peu importe sa base : exclusivement économique ou biologique, on morale.

L’expérience indique encore qu’à l’égard des réfractaires, on emploiera les seuls arguments dont puissent disposer les hommes : la politique ou la violence, la persuasion ou la contrainte, les marchandages ou l’arbitraire.

La foule va toujours vers qui parle bien et porte beau. Ses colères ne durent pas plus que ses admirations. Elle est toujours aussi facile à tromper et à séduire. On ne peut pas davantage faire fond sur elle qu’il y a un siècle ou mille ans. La masse est acquise au plus fort, au plus superficiel, au plus chanceux. Dans pareil état de choses que font, que feront les individualistes anarchistes ?

1° Les uns, répondent-ils, demeurent dans le milieu et y luttent pour s’affirmer. Sans se préoccuper trop du choix des moyens ; car leur grande affaire — l’affaire de leur vie — c’est, coûte que coûte, de réagir contre le déterminisme extérieur. C’est s’affirmer, sinon diminuer l’emprise du milieu sur soi ? Ils sont réagisseurs, réfractaires, propagandistes, révolutionnaires, ayant recours à tous les moyens de bataille possibles : éducation, violence, ruse, illégalisme. Ils saisissent les occasions où le Pouvoir exagère pour susciter le sentiment de rebellion chez ceux qui en sont victimes. Mais c’est par plaisir qu’ils agissent et non pour le profit des souffrants ou en les abusant par de vaines paroles. Ils vont, ils viennent, se mêlant à un mouvement ou s’en retirant, selon que leur initiative court ou non le risque d’être entamée, faussant compagnie à ceux qu’ils ont appelés à la révolte, dès que ceux-ci font mine de les suivre, de les acclamer ou de se constituer en parti. Peut-être font-ils plus qu’ils ne sont.

2° Les autres se situent en marge du milieu. Le moyen de production conquis ou acquis, ils se préoccupent de faire de leur séparation de l’ambiance une réalité, en s’essayant à produire suffisamment pour leur propre consommation, en supprimant de leur consommation le factice et le superflu.

Parce que les hommes, pris en général, ne leur semblent guère valoir la peine qu’on s’intéresse à eux, ils n’entretiennent que le moins de rapports possibles avec les institutions et les êtres humains et c’est à la fréquentation de quelques « camarades d’idées », sélectionnés, que se borne leur vie sociale. Ils se groupent parfois, mais temporairement et, étant entendu qu’ils se réservent la faculté de ne jamais déléguer à l’association restreinte dont ils font partie la disposition de leur produit. Le reste du monde n’existe que peu ou prou pour eux, c’est-à-dire dans la mesure où ils en ont besoin. Peut-être sont-ils plus qu’ils ne font.

C’est entre ces deux conceptions de la vie individualiste que s’échelonnent les divers tempéraments individualistes anarchistes ».

Pour les camarades dont je viens de transcrire l’opinion, toute ébauche « d’humanité future », toute hypothèse de milieu individualiste est œuvre d’imagination, pure fantaisie littéraire. Ils maintiennent que, pour que la mentalité, la volonté générale se transforment en réalité, il faudrait que « les espèces en voie de dégénérescence, les catégories dirigées aient délivré le globe de leur présence ; or, cela ne peut sortir du domaine des probabilités. »

Il n’était que justice de faire connaître ce point de vue que n’oublie aucun individualiste, même quand il parle de devenir social.


D’ailleurs, ce n’est pas parce que nous avons dépeint à larges traits un tableau de « l’humanité nouvelle » où nous voudrions évoluer, qu’on nous taxerait de « société futuriste ». L’individualiste anarchiste n’est pas un société futuriste ; présentéiste, il ne saurait rien sacrifier de son être ou de son avoir pour l’avènement