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sons plus dans les formes de notre lointain ancêtre des cavernes. Mais Descartes n’a pas plus inventé le « je pense, donc je suis », que Cicéron disant, avant lui : « Vivere est cogitare », et que les constructeurs des palaces actuels n’ont inventé le ciment et le verre dont ils se servent. Piron a dit spirituellement :

« Nos aïeux ont pensé presque tout ce qu’on pense
Leurs écrits sont des vols qu’ils nous ont fait d’avance.
Mais le remède est simple, il faut faire comme eux :
Ils nous ont dérobés, dérobons nos neveux. »

C’est la bonne formule pour prouver que nos aïeux ne nous ont pas laissé un héritage inutile parce que nous le gaspillerons.

Il y a, dans la marche des idées, une infinité d’états, comme entre le grain d’où sortira la fleur et la fleur qui tombera en pourriture. Il y a, parmi ceux qui les utilisent, le prestidigitateur qui en tire un brillant feu d’artifices, l’artiste qui en fait jaillir une source de profonde émotion humaine, ou le lourdaud entrant dans leur domaine à la façon d’un éléphant qui s’ébattrait dans un dépôt de porcelaines et s’oublierait dans tous les coins. A. France a dit fort justement : « Une situation appartient non pas à qui l’a trouvée le premier, mais bien à qui l’a fixée fortement dans la mémoire des hommes. » Il y a là la justification du plagiaire prestidigitateur et artiste, et la condamnation du plagiaire lourdaud. On a prouvé que sur six mille vers attribués à Shakespeare, quatre mille ne seraient pas de lui. Qu’importe si l’emploi que Shakespeare a fait de ces quatre mille vers, empruntés un peu partout, leur vaut une mise en valeur que leurs véritables auteurs, en les noyant dans un galimatias plus ou moins informe, ne leur ont pas donnée ! Est-il un plagiaire celui qui fait un collier royal de cent pierres précieuses ramassées dans cent ruisseaux du monde ? Ce qui fait l’importance et la valeur d’une œuvre, c’est souvent moins la nouveauté de la pensée qu’elle apporte que l’expression qu’elle donne à une pensée qui est celle d’un certain nombre. Le véritable plagiat n’est pas dans la rencontre inconsciente d’idées semblables, pas plus que dans la ressemblance de gens ayant la même couleur de peau, la même taille, la même forme de nez ; il est dans l’appropriation préméditée de la production d’un autre, dans le fait de prendre le visage d’un autre, et encore comporte-t-il des nuances suivant les cas.

De tout temps il y a eu des plagiaires. Dès qu’un homme a eu émis une idée, un voisin s’en est emparé et l’a répandue parmi d’autres qui ont prétendu en être les auteurs, et cette idée s’est rencontrée un jour avec celle semblable qu’un autre avait eue dans une autre région. L’antiquité a abondé en plagiaires de toutes sortes. Ils sont pour la plupart inconnus pour toujours parce que disparus de la mémoire des hommes avec ceux qu’ils ont plagiés. Mais il reste des exemples nombreux. Le « fumier d’Ennius », dont Virgile a fait sortir de si belles fleurs, a produit d’autres floraisons. Si certaines sont allées à l’oubli, d’autres sont demeurées avec toutes leurs couleurs. La Bible, ouvrage le plus ancien du monde judéo-chrétien, n’est faite que de plagiats et a alimenté d’autres plagiats. Ses premiers livres ont été formés de toutes les légendes universelles. Les Proverbes de Salomon ne sont que la transcription des préceptes égyptiens d’Amen-em-opé. Les Psaumes et le Cantique des Cantiques sont la transposition presque littérale des hymnes religieux et des chants d’amour égyptiens. (Couchoud : Théophile.) Une des plus belles images de l’Évangile, celle du Fils de l’homme qui n’a pas une pierre pour reposer sa tête, vient directement d’un discours de Tiberius Gracchus disant : « Les bêtes sauvages de l’Italie ont un gîte, une tanière,

une caverne. Les hommes qui combattent pour l’Italie ont en partage l’air et la lumière, rien de plus. Ils n’ont ni toit ni demeure ; ils errent de tous côtés avec leurs femmes et leurs enfants… On les appelle les maîtres du monde, et ils ne possèdent pas une motte de terre. » Les textes des auteurs primitifs de l’Eglise ont été pillés dans les œuvres du paganisme, avant que l’Eglise cherchât à anéantir ce paganisme. De même que les basiliques, les allégories et les hymnes païennes sont devenues les premiers temples, la première peinture, la première musique chrétiens ; tous les dogmes, tous les symboles, toute la liturgie du christianisme sont plagiés de l’antiquité et dans des formes souvent bien inférieures.

Il n’est pas d’auteur antique qui ait échappé à l’accusation de plagiat. L’ignorance générale l’a favorisé au moyen âge, en même temps que le zèle des propagandistes religieux multipliait les « pieuses jongleries » de leurs tripatouillages. Dans les temps modernes, « bien des écrivains ne se sont pas bornés à glaner, ils ont moissonné dans les champs d’autrui », a dit Mayeul Chaudon. Montaigne a pris énormément à l’antiquité, à Sénèque et à Plutarque en particulier, et il l’a déclaré honnêtement. Dante, Rabelais, Shakespeare, Corneille, Pascal, Milton, Racine, Molière, La Fontaine, Bossuet, Voltaire, Rousseau, pour ne citer que les plus illustres, ont été les plus effrontés plagiaires du monde, si l’on appelle plagiat le fait de prendre une idée ou une situation déjà connue et d’en faire un chef-d’œuvre. On attribue à Shakespeare, qui n’a peut-être jamais existé que par l’œuvre portant son nom, cette réponse au reproche d’avoir pris une scène dans une pièce d’un autre auteur : « C’est une fille que j’ai tirée de la mauvaise société pour la faire entrer dans la bonne. » Molière disait : « Je prends mon bien où je le trouve. » A. Dumas voyait dans le plagiat, avec un certain cynisme, une « conquête » de l’homme de génie faisant « de la province qu’il prend une annexe de son empire ; il lui impose ses lois, il la peuple de ses sujets, il étend son sceptre d’or sur elle, et nul n’ose lui dire en voyant son beau royaume : « Cette parcelle de terre ne fait point partie de ton patrimoine. » A. Dumas, lui, étendait son propre patrimoine à toute l’histoire de la France qu’une centaine de « nègres » tripatouillaient pour son compte et dont il signait les élucubrations. Combien d’autres ont fait encore plus mal que lui ! Car le malheur est que le plagiat n’est pas toujours le fait de l’homme de génie faisant un joyau de ce qui était informe, mais qu’il est le plus souvent le fait de pillards sans talent autant que sans vergogne. Un certain Ramsay, qui avait copié mot pour mot des passages de Bossuet et avait été pris la main dans le sac par Voltaire, répondait insolemment « qu’on pouvait se rencontrer, qu’il n’était pas étonnant qu’il pensât comme Fénelon et s’exprimât comme Bossuet » !

Les pillards sont même sans politesse, poussant la muflerie jusqu’à injurier leurs victimes. Ils ne leur suffit pas de boire dans le verre des autres, ils crachent dedans. C’est ainsi que Castil Blaze, un des plus sots critiques musicaux qui aient existé, traitait Rousseau d’ignorant après avoir capté dans son Dictionnaire de la musique trois cent quarante deux articles et se les êtres attribués ! Le philologue Lefebvre de Villebrune, qui avait pillé 6.200 notes dans l’œuvre de Casaubon, injuria celui-ci dans sa traduction d’Athénée. Comme il faut de tout pour faire un monde, surtout celui des pillards littéraires, il y a aussi parmi eux des humoristes. Un Dominique de Hottinga a parlé des « longues veilles » que son travail lui a coûtées, dans une traduction de la Polygraphie de Trithème qu’il a volée à Collange. Un Lajarry ayant pillé, dans Andrieux, une pièce qu’il publia sous le titre : Saint Thomas, la présenta comme « une rêverie émanée de ses loisirs » ! Il y a enfin chez ces pillards, comme dans toutes les mau-