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épreuve, se gardant bien d’imiter le sectarisme et le fanatisme qui, eux, ne tolèrent rien.

Nous dégager de l’emprise des milieux, nous « ressaisir » sous les mailles du social qui nous enserrent, telle sera notre méthode. Notre philosophie sera anarchiste en ce sens qu’elle reposera sur l’esprit critique qui n’accepte rien les yeux fermés, mais tient compte de tout ce qui peut aider à la manifestation de la vérité. Par vérité, je n’entends point un dogme intangible devant lequel nous n’avons qu’à nous incliner. J’entends par « vérité » le besoin qui est en nous de vivre une vie autre que la vie que nous impose la société. C’est là notre vérité.

L’an-archiste est le véritable philosophe, parce que la sagesse guide ses actes, dans lesquels l’esprit intervient autant que le cœur pour réaliser par son accord avec lui un équilibre harmonieux.


Il y a philosophes et philosophes. C’est encore un de ces mots qui expriment tout ce que l’on veut. La langue française fourmille de vocables auxquels on prête les sens les plus fantaisistes. Le même mot a trente-six significations pour trente-six individus. Le langage philosophique lui-même aide à cette confusion, donnent aux mots un sens qu’ils n’ont point. Il est juste que les philosophes soient victimes de l’exemple qu’ils donnent. Que sont les philosophes pour le vulgaire ? Des abstracteurs de quintessence. C’est bien, au fond, ce qu’ils sont en réalité. Mais la véritable philosophie est autre chose que le langage tarabiscoté et les formules hermétiques des philosophes professionnels. Ce n’est point chez les philosophes qu’il faut chercher la véritable philosophie. Le malheur est qu’en la confondant avec sa contrefaçon on en méconnaît la réalité. La foule ne fait aucune différence entre la vraie et la fausse philosophie : elle est incapable de voir où sont les véritables philosophes. Elle a les philosophes qu’elle mérite. Au fond, si elle déteste les philosophes, ayant le vague instinct de quelque chose qui la dépasse, elle a néanmoins une secrète admiration pour tous ceux qui parlent pour ne rien dire. Elle ne comprend pas : donc, ce doit être génial ! Les pseudo-philosophes déshonoreraient la philosophie, si elle pouvait être déshonorée. Ils ont pris la place des vrais, en sorte que la philosophie n’est plus qu’une mystification et ne peut plus être prise au sérieux. Où l’on cherche des philosophes, on trouve des charlatans.

Certes, les philosophes ont de nombreux représentants à notre époque, mais quel que soit le bruit fait autour de leur nom, ils ne nous ont rien apporté de bien nouveau. Comme hommes, ils sont poltrons et timorés, suivent la foule et manquent de courage. Ce n’est pas du côté de nos soi-disant philosophes qu’on trouve des esprits libres. Ce sont des hommes sociaux, et cela veut tout dire. Arrivistes est l’épithète qui convient à ce genre d’intellectuels.

Parce que j’aime la philosophie, je n’aime guère les philosophes. Ils sont si peu philosophes ! Ils ont exactement les mêmes appétits et les mêmes besoins que les autres hommes. Ils ont mêmes vices, mêmes défauts. Ils en ont même davantage. Ils sont pourris de préjugés. Leur philosophie est un non-sens. Elle reflète leur mentalité. C’est la philosophie qui convient parfaitement à une médiocratie sans idéal. Elle est l’expression d’une élite qui, elle-même, est l’expression d’un troupeau. Suiveurs et suivis se valent. Il y a une autre philosophie, qui exige chez l’individu l’harmonie des gestes et des paroles et qui est la victoire de la vie intérieure sur la vie extérieure. Son harmonie n’est pas en surface, mais en profondeur. Elle n’est pas un semblant d’harmonie, masquant tous les désordres. Cette philosophie réelle et vivante, peu d’hommes l’enseignent et la pratiquent, ceux qui s’intitulent philosophes moins que les autres, car ils cachent leur vide de pensée sous des formules creuses et des banalités. Ils sont

insincères. On les trouve toujours du côté du plus fort. Ce qui caractérise ces eunuques, c’est la crainte. La crainte d’émettre la moindre idée qui ne figure pas dans le dictionnaire des idées reçues. Ils ont peur de l’autorité. Ils flattent le pouvoir. Ils se mettent à la remorque des dirigeants. Tristes individus ! Ils sont bien de leur époque.

Tout autre est le vrai philosophe. Il ne mange pas à tous les râteliers. Il ne fréquente pas le monde et les académies. Il se tient en dehors du « mouvement ». Il n’est à la remorque d’aucun régime. Le philosophe est l’homme d’avant-garde, — écrivain, poète, artiste ou autre, — qui sème des idées sur sa route. La prison le guette, les dictateurs le pourchassent : il est libre.

Il est certain que ceux qui ont usurpé le titre de philosophes, comme d’autres celui d’artistes ou d’écrivains, ne sont pas autre chose que de vulgaires arrivistes. Comment empêcher des gens qui n’ont aucune idée dans le cerveau de nous donner le change en débitant, sous le nom d’idées, toutes sortes de lieux communs ? Ne pas penser est dans les habitudes des pseudo-philosophes. À cette ombre de pensée, on donne le nom de philosophie. Cet abus d’un vocable qu’on ne devrait employer qu’à bon escient est un scandale parmi d’autres scandales dont notre époque foisonne.

On ne peut contempler sans rire les acrobaties des philosophes suspendus dans le vide par un pied. Ils sont amusants. Leurs tours de force n’arrivent pas à prouver leur force. Leur adresse et leur habileté ne servent à rien. On essaie de suivre leurs prouesses déclamatoires : au bout du chemin, on aboutit à une impasse. C’est le vide qu’on rencontre.

Il y a une « philosophie officielle », comme il y a une esthétique et une morale officielles. Elle résout tous les problèmes dans un sens autoritaire. Cette philosophie est facilement reconnaissable sous son masque de libéralisme et les différents déguisements qu’elle revêt. La véritable philosophie n’est pas là, mais dans la vie intérieure de l’individu aux prises avec la vie sociale.

Ce qui caractérise la plupart des professeurs de philosophie, c’est qu’ils ne sont point philosophes. Ils le sont « officiellement », c’est tout. S’ils l’étaient réellement, enseigneraient-ils aussi platement la philosophie ? Des professeurs non-artistes et non-écrivains enseignent sans conviction l’art et la littérature. Est-ce enseigner vraiment qu’enseigner sans originalité les « matières du programme » ? Enseigner la philosophie et la pratiquer sont deux choses différentes. Il n’y a de véritables professeurs de philosophie que celui qui vit sa philosophie. Il y a des « professeurs d’énergie » sans énergie. Pareillement, il y a des professeurs de philosophie sans philosophie. Ils font eux-mêmes partie des professeurs dits d’énergie. J’entends, ici, par professeur sans philosophie autant l’écrivassier qui pontifie dans une revue ou un journal, que le bavard qui ergote dans une chaire. Et quelle philosophie que celle qu’ils enseignent ! Une philosophie morte, une philosophie sans âme, et quand par hasard, ils côtoient la vraie philosophie, c’est pour l’étouffer.

De toutes les manies qui tyrannisent l’âme humaine, la philosophomanie est peut-être la moins curable. Nos philosophomanes ne perdent aucune occasion de montrer leurs talents. Ils font des discours à tout propos. Aussi réussissent-ils en politique et dans l’administration.

Des gens tiennent commerce de philosophie, comme ils vendraient du sucre ou des épices. La philosophie est un métier qui n’exige ni beaucoup de savoir, ni beaucoup de talent. Cette philosophie alimentaire, en harmonie, si je puis m’exprimer ainsi, avec ce qui ne comporte aucune espèce d’harmonie, — avec la critique et l’esthétique alimentaires, qui nourrissent pas mal de gens, — philosophie qui flaire d’où vient le vent et flatte les passions, — comment la prendre au sérieux ?