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La philanthropie est destinée à disparaître avec notre société. Elle disparaîtra avec l’alcoolisme, le suffrage universel, la prostitution et autres tares sur lesquelles repose tout notre édifice social. D’ici là, l’État — ce philanthrope des philanthropes — fera tout son possible pour maintenir dans la société la misère sous toutes ses formes, tout en encourageant les philanthropes à bien faire, et les individus à s’abandonner entre leurs mains.

Avec quelle sollicitude l’État — cette pieuvre — vient en aide à l’individu, de sa naissance à sa mort ! On n’a jamais bien su ce que c’était que l’État. L’État, c’est moi, disait Louis XIV. L’État, c’est nous, disent nos modernes roitelets. Bref, l’État c’est tout ce que l’on voudra, Il est insaisissable, on ne le voit pas plus que Dieu. Cependant il manifeste sa présence par des maux de toute sorte. Sa sollicitude s’étend de l’enfant au vieillard. Elle prend l’enfant dans le sein de sa mère, et guide les premiers pas. L’État commence par combattre la limitation des naissances. Il encourage le lapinisme intégral. Il ignore l’eugénisme. Il préfère, à la qualité, la quantité, qui fera des soldats et des bulletins de vote ! C’est toujours ça de gagné. Faites des enfants ! ne cessent de dire les riches à leurs serviteurs les pauvres. Mais eux se gardent bien d’en faire. On accorde aux mères lapines et aux pères lapins des tas de passe-droits qu’on refuse aux pauvres bougres de célibataires. Il est certain que l’État fait beaucoup pour les déshérités de ce monde, avec l’appui des donateurs, bienfaiteurs et autres, ce qui permet à l’administration de l’Assistance publique de boucler son budget. La fille-mère, la mère qui ne peut nourrir son enfant touchent des allocations (oh ! bien minimes), de vagues secours. Il semble vraiment qu’il n’y en ait que pour elles : crèches, pouponnières, que sais-je ? Tout cela, évidemment, c’est de la poudre aux yeux. Ça fait très bien dans un salon, quand on en parle, ou en période électorale. Cela permet aux dames patronnesses, déguisées en infirmières, de tripoter, de fricoter à qui mieux mieux. Ces « foyers », stigmatisés par Octave Mirbeau dans une pièce célèbre, voient éclore plus d’un scandale, aussitôt étouffés. Tous ces messieurs et dames, avec la complicité de l’État, protègent les tout-petits, et leurs pères et mères. Tel directeur de grand magasin lègue à l’État de fortes sommes pour que son nom soit vénéré à jamais de ses employés. Les « familles nombreuses » y trouvent leur compte. Les chers petits anges, dorlotés par les sœurs et par les curés, sont l’objet des attentions les plus délicates de la part des « bienfaiteurs » mâles et femelles (notons en passant que la pitié de ceux-ci s’étend aussi à nos frères inférieurs, chiens, chats et chevaux notamment, et que beaucoup de vieilles dames s’intéressent à leur sort. Il y a une Société dite Protectrice des Animaux, qui ne protège que ses membres. L’argent ne va pas aux bêtes, mais dans la poche de ses administrateurs. Nous sommes, là-dessus, particulièrement bien documentés).

L’État, — avec le concours des particuliers, — ou les particuliers avec le concours de l’État, s’occupent du sort des adolescents, de la « jeune fille », etc. Ouvroirs et orphelinats leur évitent les pires tentations. Les sociétés de scouts, sur lesquels il y aurait tant à dire, font le reste. Patronages, laïques ou non, sociétés de tir, de gymnastique, de préparation militaire, etc. sont, avec l’appui des « pères de famille », protecteurs de la veuve et de l’orphelin, parmi les moyens dont dispose la société pour faire l’éducation de la jeunesse.

L’âge mûr possède également ses protecteurs et ses protectrices : marraines de guerre, et de paix, tuteurs et tutrices de celui-ci ou celui-là, asiles d’aliénés nouveau modèle, prisons du dernier confort, etc…, s’harmonisent avec l’hygiène sociale, la salubrité publique et autres balivernes qui servent à corser les boniments électoraux. Les casernes sont bien aérées. Les classes

des écoles sont très attrayantes. Quant aux hôpitaux, on a envie d’y mourir (il y aurait beaucoup à dire sur les hôpitaux).

La vieillesse est également protégée et secourue. Secours, allocations, hospices, notre République égalitaire a bien fait les choses. La mort s’exploite au grand jour, le pauvre bougre ira pourrir dans la fosse commune si sa famille n’a pas les moyens d’engraisser les entrepreneurs de pompes funèbres !

Soupes populaires, — combien appétissantes ! — retraites ouvrières, assurances sociales, etc., quelle salade, et quelle bouillabaisse ! La bourgeoisie fait présent à ses pauvres des plats les plus faisandés : moyens de communication grotesques, spectacles abrutissants, bistros, beuglants, lupanars, cinés… J’allais oublier les sports : boxe, tour de France, traversée de Paris à la nage, ou simples courses de midinettes… Avec cela le peuple est content, le peuple est heureux. Vraiment, la philanthropie, telle que l’entendent nos contemporains, est une belle chose. Elle fait « marcher » les gens, et ils marchent bien.

La démocratie redouble d’efforts pour rendre le palais du peuple habitable. Elle a réalisé de grands progrès, quand on pense à la façon dont on pratiquait l’hygiène sous l’ancien régime. Cependant bien peu de chose a été fait, tout n’est que façade et bluff. Des paroles. D’actes, point, ou si peu !

Les quelques réalisations tentées par la République dite démocratique pour remédier aux différents maux qu’elle entretient dans son sein sont stériles. Que n’ont pas inventé les maîtres de l’heure pour se faire pardonner leurs crimes et leurs méfaits ! Les manifestations de cette philanthropie « laïque et obligatoire » se répartissent, avons-nous dit, en plusieurs groupes. On peut les classer suivant qu’elles s’adressent à l’enfant, à la femme, au vieillard, au malade, à l’infirme, etc., selon qu’elles visent telle ou telle catégorie de travailleurs, etc. Pour la jeunesse, nous avons des orphelinats ; pour la vieillesse, des asiles ; pour les nécessiteux, des soupes populaires et des asiles de nuit ; pour les malades, des hôpitaux avec ou sans curés. Pour les femmes en couches, nous avons des secours, ainsi que pour les familles nombreuses (encouragement au lapinisme intégral). Nous avons un vieux stock de lois concernant les accidents du travail, les retraites ouvrières et les assurances sociales, etc., etc. Nous avons vraiment trop de « secours », pour qu’ils soient équitablement distribués.

Ne vaudrait-il pas mieux, pour l’individu, qu’il se débarrassât de cette charité légale et administrative, pire que le mal qu’elle prétend guérir et qu’en réalité elle s’efforce d’entretenir par tous les moyens ? Les classes dirigeantes, devant la misère créée par elles, se trouvent acculées dans une impasse, et s’efforcent de l’atténuer jusqu’à un certain point (il est nécessaire, en effet, de conserver une certaine dose de misère, pour que fonctionne normalement toute la machinerie sociale). Les accapareurs de la richesse ne savent qu’inventer pour endormir les consciences et maîtriser les estomacs de ceux qui souffrent et peinent pour eux. Mais ils ne parviennent pas à enrayer la vague de paupérisme dont ils sont les auteurs, et qui les emportera, un jour, comme fétu de paille !

On prend vraiment en pitié ces pauvres philanthropes qui suent sang et eau pour nous prouver qu’ils font le bien, — leur bien. Ils dansent, mangent et forniquent en musique, pour le bonheur de leurs semblables. Ils sauvegardent la vertu… des autres. Bals de charité, des Petits Lits Blancs (ma chère !), banquets monstres, soirées de galas, mascarades, travestis, divertissements variés, orgies, soulographies, « partouzes », versent dans les caisses des philanthropes des billets de banque et des pièces d’argent pour leurs « bonnes œuvres ». Les mendiants de profession, envoyés par les confré-