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1789, dans le langage aristocratique Les généraux, même sortis du peuple, disaient à leurs soldats : « Sabrez-moi cette canaille ! » dans les insurrections de février 1930, de juin 1848, de décembre 1851, où :

« La grande populace et la sainte canaille
se ruaient à l’immortalité ! »

(Aug. Barbier : « Les Iambes »).

La Bruyère, parmi nombre d’autres, a exactement situé la position du peuple en face de la noblesse et de sa prétendue « vertu » en écrivant : « Qui dit le peuple dit plus d’une chose ; c’est une vaste expression et l’on s’étonnerait de voir ce qu’elle embrasse et jusqu’où elle s’étend. Il y a le peuple qui est opposé aux grands, c’est la populace et la multitude ; il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux, ce sont les grands comme les petits. » La Bruyère a mieux précisé encore lorsqu’il a dit : « Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposés, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me parait content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux ; l’un ne se forme et ne s’exerce que dans les choses qui sont utiles, l’autre y joint les pernicieuses ; là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise, ici se cache une sève maligne et corrompue sous l’écorce de la politesse. Le peuple n’a guère d’esprit et les grands n’ont point d’âme. Celui-là a un bon fonds et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superficie. Faut-il opter ? Je ne balance pas, je veux être peuple. » Et il raillait de la façon suivante : « Un grand s’enivre de meilleur vin que l’homme du peuple : seule différence que la crapule laisse entre les conditions les plus disproportionnées, entre le seigneur et l’estafier. » La sagesse est en bas comme en haut ; la crapule est en haut comme en bas. Beaumarchais a dit, d’une autre façon que La Bruyère : « Aux vertus qu’on exige d’un domestique, votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être des valets ? »

En principe, le mot peuple correspond à l’idée de Nation, d’État, au groupement de tous les habitants d’un même pays vivant sous les mêmes lois. La voix du peuple est « la voix de Dieu », c’est-à-dire la vérité, et « la loi est la volonté du peuple ». Ce sont là les affirmations de la littérature démagogique, de tous les imposteurs qui, de tout temps, se sont moqués de la vérité autant que de la volonté du peuple. En fait, le peuple est « une réunion de sujets par opposition à souverain » (Bescherelle et Littré). Or, sous le souverain, qu’on appelle toujours « le père et le pasteur du peuple » si tyrannique soit-il, sous le maître : « en politique, le seul mot de droits du peuple est un blasphème, un crime », disait Bonaparte. Avant 1789, peuple se disait en France « de l’état général de la Nation, simplement opposé à celui des grands, des nobles, du clergé » (Bescherelle), et représenté par les paysans, ouvriers, artisans, négociants, financiers, gens de loi, gens de lettres qui figuraient le tiers-état aux états généraux. Mais le tiers-état devint de plus en plus le groupement des enrichis, des bourgeois qui se rapprochèrent des nobles et pénétrèrent dans leurs rangs en attendant de les supplanter pour former une nouvelle aristocratie, celle de l’argent, et de se tourner contre le peuple pour le mépriser à leur tour.

La Révolution a proclamé, le 15 décembre 1792, la « souveraineté du peuple », remplaçant celle de la noblesse et faisant résider l’origine des pouvoirs politiques dans la Nation qui délègue ces pouvoirs à des hommes qu’elle choisit et aux conditions qu’elle leur impose. Sous cette Révolution, les orateurs et les amis du peuple étaient ceux qui parlaient pour le peuple et

le défendaient devant les assemblées. On appelait ennemis du peuple ceux qu’on voulait perdre devant l’opinion et envoyer à l’échafaud. Mais lorsque la bourgeoisie eut consolidé définitivement sa puissance, la souveraineté du peuple ne fut plus que la souveraineté bourgeoise maintenue par la violence, tout comme avant 1789. Le mot droits du peuple continua à être un blasphème et un crime, tout comme les droits de l’homme et du citoyen qui ont été proclamés et ne sont pas appliqués, dans la république bourgeoise où l’on se moque de la « souveraineté du peuple » avec plus de cynisme que ne le firent jamais royauté, noblesse et clergé. Pauvre peuple souverain qui n’est capable, et n’a la possibilité, de « déléguer ses pouvoirs » qu’à des gens qui font de lui de la chair à travail, de la chair à plaisir, de la chair à canon de plus en plus « rationalisée » !…

Le vrai peuple, toujours sacrifié, est toujours la classe inférieure, la partie la moins distinguée de la population, la moins instruite, la plus portée à se laisser mener par des préjugés, à se soumettre à une abrutissante résignation, et dont on exploite toujours l’ignorance et la crédulité. L’homme du peuple reste l’homme du commun qui ne sort pas de la classe subjuguée pour parvenir à la classe souveraine, il forme la masse de ces prolétaires qui semblaient à Balzac être « les mineurs d’une nation et devoir toujours rester en tutelle ». Lamennais, dont le Livre du Peuple demeure un des plus admirables cris de révolte de l’humanité sacrifiée, ne se laissa pas prendre à la confusion démagogique des classes répandue par les rhéteurs. Il écrivit : « La société se partage en deux classes distinctes, l’une investie de droits obstinément refusés à l’autre, l’une dominante et l’autre dominée, l’une généralement riche et l’autre généralement pauvre, et cette dernière reçoit particulièrement le nom de peuple. »

Il y a un esprit-peuple qui est né de la terre, des hommes, des animaux, du travail, de tout ce qui est de source naturelle, qui n’a pas été défiguré par des conventions plus ou moins arbitraires, et qui flambe sous le soleil, qui a la mélancolie des échos des bois à l’automne, qui souffre de l’engourdissement hivernal, qui s’émeut devant les détresses, se révolte contre l’injustice, n’avance qu’en trébuchant parmi les chausse-trapes, mais avance toujours. De cet esprit, celui appelé « populaire », inventé par les fabricants de littérature, n’est qu’une caricature. On naît peuple, on ne le devient pas comme on devient bourgeois et aristocrate par une formation intellectuelle conventionnelle. Pas plus que la rivière ne remonte à sa source, l’homme ne redevient peuple quand il a été déraciné, surtout intellectuellement, qu’il a perdu contact avec le travail de la terre, celui de l’outil, avec la simple culture humaine qui seule engendre la véritable culture de l’esprit. Un Léon Cladel portait en lui tout le lyrisme de l’esprit-peuple ; il éclate magnifiquement dans son œuvre. Son I.N.R.I. est un ecce homo autrement humain et pathétique que la victime de Pilate ; il n’est pas descendu du ciel et ne doit pas y remonter. Personne, parmi les révoltés contemporains, n’a mieux traduit que Cladel l’âme du peuple unie à celle de la terre. Un seul, avant lui, l’avait dépassé c’est Michelet.

Michelet n’a pas seulement senti et décrit, vécu dans ses nerfs et dans son sang, la douloureuse histoire du peuple, — l’histoire de la misère, — il a senti, décrit et vécu aussi l’éternité de son espérance, de sa patience, de sa ténacité à construire et à reconstruire la ruche humaine que les frelons dévastent, à relever l’œuvre de salut humain que ses ennemis s’obstinent à détruire. La véritable histoire du peuple est dans les vingt-sept volumes de l’Histoire de France de Michelet, monument de justice à la gloire de la foule anonyme, de la multi-