Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/531

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
SAG
2497

Mais, quelque forme qu’il prenne, le sacrifice religieux est, avant tout, un troc, un échange, donnant, donnant ! C’est un marché entre l’homme et les dieux. Il procède de la même conception que la prière et, comme elle, il se réduit à ce fait très humain que le meilleur moyen de gagner la bienveillance d’un ami ou de désarmer la colère d’un ennemi est de lui faire cadeau d’un objet qu’il soit heureux de posséder. Il est naturel, quand on achète, de s’en tirer à meilleur compte et d’essayer de faire accepter des valeurs médiocres, c’est pourquoi nous avons vu les dévôts offrir la partie pour le tout, l’image pour le corps, des paroles, des gestes pour des présents. D’un autre côté, l’intérêt dominé par la crainte et la vanité, a jeté le fidèle dans la voie de la prodigalité. Qui donne le plus reçoit davantage. Les dieux savent toujours réserver leurs faveurs à ceux qui peuvent les gorger de choses agréables. Mais, avant tout, le mobile moteur de tous les sacrifices, c’est la crainte ! L’homme ne traite pas d’égal à égal avec les dieux. Il doit réparer les fautes commises, expier les peccadilles, les péchés dont il s’est rendu coupable. En même temps qu’il négocie les bienfaits qu’il implore, il doit essayer d’alléger le joug des charges et des obligations que lui imposent les divinités. Le sacrifice, hommage et moyen d’expiation à la fois, lui fournit la possibilité de faire ces deux choses. Il faut donner, toujours donner, pour soi et pour les siens. Et il faut mesurer l’offrande non seulement à son intérêt, mais au rang de la divinité. Et les hommes ont offert aux dieux ce qu’ils avaient de plus précieux : captifs, femmes, bijoux, etc…, leur représentation humaine, leur image et, fantaisie ironique, des dieux à d’autres dieux. Plus tard, ce furent des actes méritoires : les vertus, les efforts, les épreuves, les travaux de l’humanité. Si bien que, finalement, les « dieux bons » se muèrent en despotes barbares appréciant plus les larmes et le sang que les bienfaits rendus à la race humaine ! Est-il besoin d’ajouter que les clergés trouvèrent amples bénéfices à cette théorie du sacrifice qu’ils ont su maintenir vivace à travers les siècles.

Le langage courant donne au mot « sacrifice », très abusivement du reste, le sens de désintéressement absolu. Une grande partie des hommes d’aujourd’hui ont cessé de sacrifier aux dieux, mais ils accomplissent quand même des sacrifices aussi inutiles que destructifs.

Faut-il parler des sacrifices consentis aux conceptions, imposées par l’éducation, du droit et du devoir, de la conscience, pour obtenir l’estime des autres ?

Est-il nécessaire de rappeler et d’insister longuement sur la nocivité des sacrifices consentis à la patrie, aux autorités de tous genres qui régentent les hommes ?

Est-il besoin de faire ressortir la puissance des mille et une concessions faites — dans un esprit de sacrifice — aux interdictions multiples des codes moraux qui enserrent l’homme dans un réseau serré qui réduit la liberté au strict minimum ? Les sacrifices laïcs, consentis à la patrie, aux gouvernants, aux morales officielles, aux us et coutumes de nos contemporains, se rattachent, par des affinités profondes aux plus vaines erreurs, aux plus stupides pratiques de nos aïeux et de leurs successeurs, fossiles attardés parmi nous. Ils sont juste bons à restreindre, au profit de quelques-uns, notre liberté et notre joie, car chacun d’eux est une concession faite aux mensonges et aux erreurs d’un passé lourd de souffrance.

Il nous reste cependant à parler d’une espèce de sacrifices accomplis par des hommes dignes de ce nom. Ce sont les sacrifices consentis, au cours de l’histoire, par tous les novateurs, les savants, les philosophes, les artistes, les chercheurs, pour le bonheur et l’éducation de l’humanité. Qui ne sait, au prix de quelles peines, de quelles souffrances, ces hommes, mûs par un noble idéal, ont pu, malgré les avanies et les persécutions

dirigées contre eux par l’ignorance du peuple et la haine des puissants, dont ils menaçaient, par leur apostolat, les privilèges, se donner tout entiers à leur œuvre d’émancipation intellectuelle et morale de l’humanité ! Oui, ces sacrifices accomplis, au cours des siècles par ces hommes, depuis le savant qui peine et cherche les remèdes efficaces contre la souffrance humaine, jusqu’à l’artiste qui synthétise dans son œuvre le cri de révolte et la protestation de tous ceux qui peinent et qui souffrent, en passant par l’humble propagandiste ouvrier qui, malgré l’hostilité ambiante, sacrifie son repos et sa sécurité, pour apporter à ses frères de misère, un peu de la vérité que d’autres lui ont apprise ; ces sacrifices, dis-je, sont aussi dignes d’éloges et d’admiration que l’est celui de l’être qui risque sa vie pour arracher à la mort une existence menacée. Ce sont les seuls utiles, car ils ont pour but unique de soulager la peine des hommes et ils sont aussi éloignés de l’intérêt grossier et égoïste des sacrifices religieux et laïcs que nous le sommes de la plus lointaine étoile perdue aux confins de la Galaxie. — Charles Alexandre.


SAGE Le mot « sage » est un cas assez rare en sémantique (science des changements de sens des mots). La plupart des mots se dégradent à l’usage. « Garce », longtemps, fut aussi peu injurieux que son correspondant masculin, le simple féminin de garçon. Pour prendre un exemple plus voisin de mon sujet, quel outrage est devenu le nom de « sophiste » qui, à l’origine, désignait un maître de sagesse ! Sage, au contraire, s’est plutôt ennobli. Et nous avons un sursaut quand nous lisons dans La Fontaine :

Le sage dit, selon les gens :
Vive le roi ! Vive la ligue !

Or le fabuliste parle comme la haute antiquité grecque, celle qui a honoré, dans les Sept Sages, plus d’hommes habiles que de philosophes.

Les listes des sept sages ont beaucoup varié : à réunir tous les noms qu’elles donnent, les Sept seraient seize. Dans son Protagoras, Platon fait nommer par Socrate : Thalès, Pittacus, Bias, Solon, Cléobule, Myson et Chilon. A une exception près, c’est cette liste qui est devenue classique. Myson, dont nous savons uniquement qu’il était laboureur et que quelques-uns lui attribuent la paternité — ordinairement accordée à Chilon — du fameux « Connais-toi toi-même », est ordinairement remplacé par Périandre.

Ce Périandre était, à Corinthe, un abominable tyran. Il eut, sans doute, la sagesse de mépriser le tabou de l’inceste et de coucher, puisque ça plaisait à l’un et à l’autre, avec sa mère Cratéa. Mais sa cruauté froide était terrible, et aussi sa colère : dans un accès de fureur, il précipita du haut des degrés de son palais sa femme enceinte, et elle mourut de la chute. Un habitant de Corcyre ayant tué son fils Lycophron, il voulut faire des eunuques avec trois cents jeunes Corcyréens qu’il détenait en otages. Un hasard ayant arraché ces jeunes gens de ses mains, il mourut de rage à quatre-vingts ans. Mais on l’admirait comme général et comme subtil politique. Le geste fameux de Tarquin abattant symboliquement les fleurs les plus hautes était imité de Périandre conseillant son ami Thrasibule, tyran de Milet. Il disait : « L’ami même d’un tyran doit lui être suspect. » Est-ce à son habileté pratique qu’il doit surtout sa place dans la liste glorieuse ? Est-ce à quelques maximes nettes et bien frappées ? « Sois modeste dans la prospérité, ferme dans l’adversité. » — « Que ton ami soit heureux ou malheureux, sois le même avec lui. » — « Le gain honteux est un trésor trop lourd. » Celle-ci est plus digne d’un tyran et fait du prétendu sage un glorieux précurseur des inquisiteurs et du signore Mussolini : « Punis non seulement le crime, mais l’intention. » Un questionneur hardi de-