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chiste, la ruse comme tous les autres moyens de préservation individuelle, demeure un moyen de défense, non un procédé d’adaptation. La ruse lui permet de continuer à vivre au milieu de la société, non de s’y adapter. Je ne nie pas qu’il faille une volonté ferme pour user de ruse à l’égard du milieu archiste — lorsqu’il s’avère hostile et refuse tout arrangement — et pour refuser de s’y adapter. Mais si vous ne possédez pas la force de caractère nécessaire, le tempérament assez trempé pour résister à l’adaptation du milieu, vous n’êtes pas fait pour concevoir l’anarchisme comme une vie et une activité ; retournez à l’archisme que vous avez vomi : là est votre place. — E. Armand.


RYTHME. La véritable orthographe de ce mot est rhythme (du latin rhythmus, mouvement régulier, nombre, mesure, cadence, et du grec rhutmos, de rheórhó, je coule). Chez les Latins, la science des nombres, l’arithmétique, était la rhythmicé. La simplification de l’orthographe a fait écrire rythme. Il n’y a pas de raison de ne pas écrire encore plus simplement rytme ou ritme, le mot n’en serait pas plus mutilé dans son rythme plastique. L’essentiel serait que le rytme ou ritme ne fût pas confondu avec la rime qui est l’uniformité de son à la fin de deux mots et particulièrement de deux vers.

L’Académie, dans son Dictionnaire (1879) s’est bornée à donner du mot rythme cette définition aussi lapidaire que trinitaire : « nombre, cadence, mesure », d’après l’étymologie latine. Or, cette définition est aussi inexacte, sinon hermétique, que l’explication trinitaire de Dieu. Mais l’Académie ne se pique pas plus d’exactitude que de clarté. Elle est, comme les fabricants de dogmes, uniquement préoccupée de fournir des notions faciles et qui ne les troublent pas, les gens « comme il faut » pour en faire des imbéciles distingués, et elle laisse aux hérétiques et aux primaires le soin de rechercher la vérité des choses, quitte à l’adopter après lorsqu’elle s’est imposée.

Le nombre, la cadence, la mesure, sont trois choses distinctes ; le rythme en est une quatrième non moins distincte, et on ne saurait faire des quatre une chose unique par leur conjugaison. L’emploi des trois premières dans la musique et la poésie, les fait souvent confondre avec le rythme qui est aussi indispensable qu’elles dans ces deux genres, mais qui est tout différent. Le rythme, en musique et en poésie, est la succession régulière des mêmes temps, ou celle des mêmes nombres de pieds qui divisent les vers. Il est lui-même musique et poésie ; elles n’existent pas sans lui. Aucune chose n’est vivante sans le rythme qui lui donne son expression particulière. Il est la vie elle-même ; il n’est pas de vie sans lui.

En musique, le rythme est « l’effet produit par le rapport de durée des sons entre eux » (Larousse). Berlioz l’a appelé « la division symétrique du temps par les sons ». Il y a des interprétations très diverses sur le rythme musical, suivant les époques et l’emploi qu’on en fait. Dans la musique moderne, il a été très souvent négligé. Il en est résulté que, malgré toute sa science, cette musique est non moins souvent ennuyeuse parce que vide de véritable substance, de musique elle-même.

En poésie, la définition du rythme est la même qu’en musique. Théodore de Banville, le théoricien le plus remarquable de la réforme poétique — romantique et parnassienne — du XIXe siècle, a expliqué de la façon suivante ce qu’est le rythme et ses rapports avec la parole humaine, la poésie et la musique : « Tout ce dont nous avons la perception obéit à une même loi d’ordre et de mesure, car, ainsi que les corps célestes se meuvent suivant une règle immuable qui proportionne leurs mouvements entre eux, de même les parties dont un corps est composé sont toujours, dans un corps

de la même espèce, disposées dans le même ordre et de la même façon. Le Rythme est la proportion que les parties d’un temps, d’un mouvement, ou même d’un tout, ont les unes avec les autres. Le Son est une vibration dans l’air, qui est portée jusqu’à l’organe de l’ouïe, et qui procède d’un mouvement communiqué au corps sonore. Le son que produit la parole humaine est nécessairement rythmé, puisqu’il exprime l’ordre de nos sensations ou de nos idées. Seulement, lorsque nous parlons, notre langage est réglé par un rythme compliqué et variable, dont le dessin ne se présente pas immédiatement à l’esprit avec netteté, et qui, pour être perçu, exige une grande application ; lorsque nous chantons, au contraire, notre langage est réglé par un rythme d’un dessin net, régulier et facilement appréciable, afin de pouvoir s’unir à la Musique, dont le rythme est également précis et simple. Le Vers est la parole humaine rythmée de façon à pouvoir être chantée, et à proprement parler, il n’y a pas de poésie ni de vers en dehors du Chant. Tous les vers sont destinés à être chantés et n’existent qu’à cette condition. Ce n’est que par une fiction et par une convention des âges de décadence qu’on admet comme poèmes des ouvrages destinés à être lus et non à être chantés » (Petit traité de poésie française : Introduction).

C’est aussi par une fiction et une convention semblables qu’on a voulu faire de la musique sans rythme. Il faut lire la magnifique page de Michelet, intitulée Mélancolia, disant comment le chant rythmique jaillit de l’âme populaire, alors que l’Église l’avait banni de sa liturgie : « Avez-vous vu les caves misérables de Lille et de la Flandre, l’humide habitation où le pauvre tisserand, dans ce sombre climat d’éternelle pluie, envoie, ramène et renvoie le métier d’un mouvement automatique et monotone ? Cette barre, qui, lancée, revient frapper son cœur et sa poitrine pulmonique, ne fait-elle rien, je vous prie, qu’un tour de fil ?… Oh ! Voici le mystère. De ce va et vient sort un rythme ; sans s’en apercevoir, le pauvre homme, à voix basse, commence un chant rythmique. A voix basse ! Il ne faudrait pas qu’on l’entendît. Ce chant n’est pas un chant d’église. C’est le chant de cet homme, à lui, sorti de sa douleur et de son sein brisé. Mais je vous assure qu’il y a plus de soleil maintenant dans cette cave que sur la place de Florence ; plus d’encens, d’or, de pourpre, que dans toutes les cathédrales de Flandre ou d’Italie. « Et pourquoi pas un chant d’Église ? Est-ce révolte ? » — Point. Mais c’est que l’Église ne sait et ne peut chanter, et elle ne peut rien pour cet homme, il faut qu’il trouve lui-même. Elle perdit le rythme avec Grégoire le Grand, et elle ne le retrouve pas pendant mille ans. Elle en reste au plain-chant ; c’est sa condamnation » (Histoire de France : La Réforme). Et Michelet ajoute : « La nature a mis le rythme partout. L’Église le supprima partout en haine de la nature. Mais, aux moments émus, la nature revient invincible ; le rythme reparaît, du moins au battement du cœur trop oppressé, ou par l’intervalle des soupirs. » C’est ainsi que le rythme, âme libre de la nature, fait triompher la vie au-dessus de toutes les fantasmagories du divin et de leur œuvre de mort.

La prose n’a pas moins besoin du rythme que la poésie et la musique, bien qu’elle n’ait pas, comme elle, de mesure et de cadence obligatoires. Sans le rythme de la pensée et de la phrase, la prose est aussi ennuyeuse à lire et à entendre que la poésie et la musique sans rythme poétique et musical.

« Le rythme a sa racine dans les lois premières du mouvement », a dit Lamennais. Le nombre, la cadence, la mesure, ne sont que la simple mécanique du mouvement. Le rythme en est l’âme, la palpitation intérieure, l’expression psychologique. C’est par lui que la musique et la poésie, le geste et la ligne, nous émeuvent, qu’ils ne sont pas seulement une interprétation maté-