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interdit aux autres de parler. Aussi longtemps que nous l’avons pu, nous avons, mes collaborateurs, nos enfants et moi, prolongé l’existence de « la Ruche », bien que cette existence soit devenue de jour en jour plus difficile et plus précaire. Mais, dès le commencement de l’hiver 1916-1917, il parut certain que, de cette lutte obstinée, nous sortirions définitivement vaincus. Les produits de toute nature indispensables à la vie de la population, se raréfiaient de mois en mois. Paris souffrait du rationnement, encore que la capitale fût suffisamment ravitaillée, pour que les habitants de l’agglomération parisienne ne fussent pas poussés à l’insurrection. Il en était de même des grands centres de province, dont le Gouvernement pouvait appréhender le soulèvement : mais la population rurale, dont les pouvoirs publics estimaient n’avoir rien à redouter, était de plus en plus sacrifiée.

A « la Ruche », il devenait impossible de se ravitailler suffisamment, notamment en charbon, et il nous fallait réserver aux besoins de la cuisine le peu de ce produit qu’il nous était possible de nous procurer. Notre chère et familiale demeure ne pouvait plus lutter contre la rigueur d’une température hivernale et, dès que la nuit tombait, nos enfants, pour échapper an froid dont ils eussent souffert, se blottissaient sous l’épaisseur des chaudes couvertures dont, par bonheur, nous possédions un suffisant approvisionnement.

Il fallut bien se rendre à l’évidence et nous séparer d’eux. Ceux qui avaient encore une famille regagnèrent celle-ci. Je pris toutes dispositions nécessaires pour que les autres trouvent asile dans des milieux amis. Aucun d’eux ne resta à l’abandon. Un à un, nos collaborateurs se dispersèrent. Ce fut, pour tous, petits et grands, une douloureuse séparation. Mais il faut bien subir l’inévitable et la fin de « la Ruche » était devenue une fatalité, tant par suite des difficultés de ravitaillement que par suite de l’insuffisance de nos ressources. En février 1917, « la Ruche » mourut, victime, comme tant d’autres œuvres amoureusement édifiées, de la Guerre à jamais abhorrée.

Si j’étais à l’âge où il est raisonnablement permis d’envisager l’avenir avec confiance, je n’hésiterais pas à jeter les bases d’une nouvelle Ruche. J’avais 46 ans quand j’ai fondé cette œuvre de solidarité et d’éducation. Près de trente années me séparent de cette époque et ce n’est pas à mon âge qu’on s’aventure dans une telle entreprise. Mais je nourris l’espérance que d’autres, plus jeunes, un jour prochain, remuant les cendres de ces souvenirs, sur lesquelles mon vieux cœur souffle, y trouveront encore quelque chaleur, en feront jaillir quelques étincelles, en raviveront la flamme et essaieront de mettre sur pied et de mener à bien une nouvelle « Ruche ». L’expérience qu’ils tenteront leur sera facilitée par les indications qu’ils trouveront ici ; j’aime à espérer qu’Ils seront secondés par des circonstances plus favorables et que la Ruche de demain sera le creuset précieux où l’élaboreront, en petit, les formes de la société de bien-être, de liberté et d’harmonie à l’avènement de laquelle les militants libertaires consacrent le meilleur d’eux-mêmes. — Sébastien Faure.


RURALES (Écoles). Soit dans la presse pédagogique, soit dans la presse politique, nous avons eu l’occasion de lire de nombreux articles consacrés à l’école rurale. La première constatation qui s’impose, c’est qu’il n’y a pas « l’école rurale » mais des écoles rurales, diverses comme les milieux ruraux eux-mêmes.

Pays de plaine et de grande culture où dominent les féodaux de l’agriculture, où la plupart des paysans travaillent la terre des autres et régions plus accidentées ou de petite ou moyenne culture s’opposent. Dans les premiers, le milieu n’est généralement pas favorable à l’école, à l’école laïque surtout, et c’est là, en

général, que la fréquentation scolaire laisse le plus à désirer.

Différentes dans l’espace, les écoles rurales ne le sont pas moins dans le temps. Si nous nous reportons à quarante ou cinquante ans en arrière, dans un de ces milieux de petite ou moyenne culture, nous nous trouvons déjà en présence de la cause principale de l’exode rural : il ne fait pas bon vivre à la campagne pour les petits propriétaires dont de nombreuses terres sont hypothéquées, ni pour les petits fermiers qui paient difficilement leurs fermages. Les uns et les autres sont souvent les victimes de la misère des temps et de l’usure. Sans doute, les prêteurs d’argent ne peuvent dépasser un certain taux, mais les emprunteurs que le besoin presse signent volontiers un billet dont le montant majoré permet de tourner la loi.

Petit propriétaire et petit fermier voudraient, au prix de quelques peines de plus, arracher leur fille ou leur fils à cette misère. Si l’enfant présente quelques dispositions pour l’étude, « on le poussera ». L’instituteur voisin — ou l’institutrice — conseille de le faire : pour une très modique rémunération, il le gardera à l’école le soir et, trois ou quatre ans après avoir obtenu son certificat d’études, l’enfant pourra entrer à l’École Normale où les études sont gratuites.

Le futur instituteur rural commence donc ses études dans un milieu rural. Ce milieu, il ne le quitte que pour passer trois ans à l’École Normale primaire et un an au régiment. Encore ne le quitte-t-il pas tout à fait : il y a les vacances pendant lesquelles il abandonne l’étude pour aider aux travaux de la moisson. Des années passent, la guerre vient, la culture paie et paie bien, les petits propriétaires et les fermiers ne songent plus à « pousser » leurs enfants. Du reste, malgré les bourses, qui ne profitent pas à tous, on ne devient pas si aisément instituteur et institutrice, et ça coûte beaucoup plus cher pour le devenir. D’abord, les secrétariats de mairie demandent aux instituteurs un travail toujours croissant. Ensuite, les programmes pour le concours d’entrée à l’École Normale primaire sont chargés et surchargés. Les maîtres des petites écoles rurales à une seule classe ne peuvent plus, pour ces deux raisons, continuer de préparer à l’École Normale. Il faut mettre les futurs candidats en pension dans des cours complémentaires ou dans des écoles primaires supérieures, à moins que l’on n’habite la ville. En définitive, si les petits propriétaires et les petits fermiers ruraux ne veulent plus que leurs enfants deviennent des instituteurs, leurs ouvriers ne le peuvent pas encore. Pour toutes ces raisons, les Écoles Normales primaires cessent à peu près complètement de recruter leurs élèves dans les milieux ruraux. Ces élèves, — enfants de petits commerçants d’instituteurs, d’employés —, urbains pour la plupart vont se trouver dépaysés à la campagne. La plupart ont hâte d’en partir et en attendant un nouveau poste, ils s’empressent de fuir le « trou » les jeudis et les dimanches. Pour les ruraux, ils sont des étrangers. Ils le sont d’autant plus qu’ils abandonnent les secrétariats de mairie, généralement mal payés et qui exigent de plus en plus de temps. Ces secrétariats de mairie avaient l’avantage de rapprocher les instituteurs des populations rurales, de leur permettre de rendre mille petits services dont on leur savait plus ou moins gré, suivant les milieux.

Non seulement les instituteurs des écoles rurales cessent peu à peu d’être des ruraux, mais encore ils perdent peu à peu la considération que leur valait leur savoir. Ce savoir, leurs aînés le prouvaient en rédigeant des baux, en arpentant et bornant des terrains, etc… Maintenant, ce sont là travaux secondaires, les machines ont pénétré à la campagne et, lorsqu’il s’agit de réparer ces machines, un mécanicien ou même un simple forgeron est souvent plus capable qu’un instituteur.