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joyeux paradoxe ; et cependant il est on ne peut plus facile de le justifier.

Supposez que je veuille obtenir d’un jeune chien qu’il fasse le beau, qu’il se tienne gracieusement sur son train de derrière, qu’il lève gentiment telle patte, qu’il exécute, sur mon ordre, au geste ou à la parole, des gambades, des sauts, des cabrioles, comment m’y prendrai-je ? Userai-je de persuasion à l’égard de ce chien ? Gaspillerai-je mon temps et ma salive à lui expliquer ce que j’attends de lui ? Ferai-je appel à ses bons sentiments pour l’amener à me satisfaire ? Non : la méthode est connue ; elle est classique : j’aurai, dans une main, un morceau de sucre et, dans l’autre, un fouet ou un bâton.

Par l’attrait de la récompense et par la menace du châtiment, j’exigerai du chien qu’il m’obéisse ; mon fouet le rappellera constamment à l’ordre ; chaque faute sera suivie d’une correction plus ou moins brutale ; coûte que coûte, le chien sera contraint de s’exécuter ; sans pitié pour le pauvre toutou, mon bâton entrera en collision sévère avec ses reins, jusqu’à ce qu’il me donne satisfaction ; alors, et alors seulement, je glisserai entre ses dents le morceau de sucre ou de viande. Viendra-t-il à l’idée d’une personne sensée de dire : « Voilà un chien bien élevé ? » Non ! Et tout le monde dira : « Ce chien est bien dressé. » Avec ce chien, je fais, en effet du dressage, pas de l’éducation. Chacun comprend, ici, que l’éducation comporte de la part de l’éduqué l’intervention de sa raison, de son cœur et de sa volonté, et chacun conçoit aussi que cette entrée en scène ne peut se produire que si la raison est éclairée, le cœur ému et la volonté entraînée.

Les fervents du morceau de sucre et du fouet diront-ils : « Qu’importe ! Le résultat que l’on cherche est obtenu ; c’est l’essentiel. Qu’il y ait dressage ou éducation, c’est sans importance. » En l’espèce et quand il s’agit du chien, ils ne se trompent pas. Car, voudrais-je m’adresser à la conscience du chien ? Je ne le pourrais pas ; je ne sais où elle loge. Aurais-je le désir de faire appel aux sentiments de dignité, de justice, d’affection du chien ? Je ne pourrais pas satisfaire ce désir. Je ne saurais quelle langue y employer et, tiendrais-je au toutou les plus éloquents discours, trouverais-je, pour le convaincre, les accents les plus persuasifs et les arguments les plus convaincants, il n’est pas douteux que le chien ne me comprendrait pas et resterait insensible à mon éloquence. Tandis qu’il comprend la menace du fouet et est sensible à la douceur du sucre. Ne pouvant impressionner ni la raison ni le cœur du chien, je m’adresse à sa gourmandise et à sa peur des coups. Je fais donc du dressage.

Mais, si je suis excusable de recourir à ce procédé de rigueur et de contrainte à l’égard du chien, parce que je n’en ai pas d’autre à ma disposition, je cesse d’être excusable si j’emploie le même procédé à l’égard de l’enfant. Celui-ci a un jugement et j’ai pour mission et pour devoir de le former ; il a une volonté et j’ai l’obligation de la fortifier ; il a une conscience et je dois l’éclairer ; il a un cœur et je suis tenu de tenter de l’émouvoir.

Les partisans de la « manière forte » oseront-ils soutenir qu’il n’y a pas de différence à établir entre l’enfant et le chien ? S’ils le prétendent, il est équitable et logique qu’ils appliquent à l’un et à l’autre le même système ; mais, alors qu’ils cessent de parler d’éducation et qu’ils substituent à cette expression inexacte la seule qui convient : dressage. S’ils admettent, au contraire, qu’il y a une différence entre l’enfant et le chien, il n’est ni logique, ni équitable qu’ils appliquent à l’un et à l’autre le même procédé. Qu’ils réservent au chien, à défaut d’autre moyen d’agir sur lui, la sévérité et la contrainte avec leur inévitable escorte de punitions et de récompenses ; et qu’ils recourent, pour l’enfant, à la douceur, à la persuasion, à la liberté, à la tendresse.

De la sorte, ils feront : avec le chien, du dressage ; avec l’enfant, de l’éducation.

La puissance de l’exemple. — La plus grande force moralisatrice, c’est l’exemple. Le Mal est contagieux ; le Bien l’est aussi. L’exemple influe d’une façon quasi toute puissante sur l’enfant, en raison même de sa malléabilité. Il reflète si facilement et si fidèlement le milieu où il se développe qu’on pourrait, par l’enfant, connaître ce milieu et, peut-être plus aisément encore, par la connaissance du milieu, pressentir l’enfant. L’enfant baisse-t-il la tête comme si, nouvelle et moderne épée de Damoclès, une gifle allait tomber ? Vous pouvez affirmer sans hésitation qu’il reçoit souvent des coups et que ceux-ci sont généralement portés de haut en bas ; s’il recule, à l’approche de vos bras, c’est qu’il est plus accoutumé aux taloches, aux coups de poing distribués horizontalement, ou aux coups de pieds allongés de bas en haut. S’il répond à peine quand vous lui parlez, c’est, hormis le cas où il est exceptionnellement timide, la preuve qu’il a contracté l’habitude du silence imposé par les injonctions réitérées de l’entourage : « tais-toi ! Tu n’as pas la parole ! » S’il tient les yeux fixés sur le sol et évite de vous regarder en face, c’est qu’il a vécu dans une atmosphère saturée d’hypocrisie. S’il jure, s’il est trivial dans son langage et grossier dans ses manières, c’est qu’il n’a pas fréquenté les salons cosmétiqués de « la haute » et qu’il n’a pas vécu dans la familiarité des messieurs de l’Institut ou de l’Académie française.

Mais que ceux qui l’entourent évitent les propos vulgaires et surveillent leurs manières, il perdra peu à peu l’habitude de parler trivialement et, pour peu qu’il ait reçu de la nature une certaine élégance, il deviendra distingué.

Qu’il soit transporté dans un milieu de franchise et il cessera de tenir les yeux hypocritement fixés vers le sol. Qu’il lui soit permis de parler quand il a quelque chose à dire et sa langue gagnera de l’aisance. Qu’il cesse d’être frappé et, se sentant à l’abri des coups, il cessera de figurer les « pauvres chiens battus ».

J’ai remarqué que les enfants batailleurs, querelleurs, violents, à la main leste, proviennent presque tous de familles où éclatent fréquemment les querelles, les batailles. Et j’ai constaté que ceux qui sont portés au bavardage, au cancanage, sortent presque tous des milieux où il est d’usage de potiner sur le pas des portes.

Si vous ne voulez pas que vos enfants vous mentent, ne les trompez jamais ; si vous ne voulez pas qu’ils se battent entre eux, ne les frappez jamais ; si vous ne voulez pas qu’ils vous parlent grossièrement, ne les insultez jamais. Si vous voulez qu’ils aient confiance en vous, prouvez que vous avez confiance en eux. Si vous voulez qu’ils vous écoutent, parlez-leur comme à des êtres capables de vous comprendre ; si vous voulez qu’ils vous aiment, ne leur marchandez pas votre affection ; si vous voulez qu’ils soient caressants et expansifs avec vous, ne leurs ménagez ni vos baisers ni vos caresses. L’exemple est tout-puissant.

C’est en application de ces données que, à « la Ruche », nous avons procédé en matière d’éducation morale.


La coéducation — Ce fut tout d’abord de l’étonnement lorsqu’on apprit que la coéducation était pratiquée à « la Ruche ». Bon nombre de personnes en furent ou en parurent scandalisées. Le coenseignement, passe encore ! Mais la coéducation !… Et j’ai dû, à maintes reprises, répondre aux critiques, aux objections, aux questions que soulevait ce problème de la coéducation.

Voici ce que je répondais :

« A la Ruche, garçons et filles vivent ensemble, com-