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femme d’un ouvrier qui, ayant été emporté, en pleine force, par la maladie, laisse à sa veuve la charge de trois, quatre, cinq enfants en bas âge et la mère tend vers nous des bras désespérés ; c’est un travailleur qui vient de perdre la mère de ses enfants et qui nous dit : « Que voulez-vous que je fasse de ceux-ci ? Comment voulez-vous que, travaillant du matin au soir pour les nourrir, j’aie encore le temps et la force de m’occuper d’eux ? » C’est un voisin qui nous signale un de ces cas intéressants qui, à force de se répéter, sont devenus presque la règle ! C’est un camarade qui nous recommande un enfant vigoureux, intelligent, qui pourrait devenir un sujet d’élite et qui grandit, misérable et battu, entre un père qui s’enivre et une mère qui se prostitue ! C’est un ami qui nous conjure d’ouvrir la porte de la Ruche à un enfant que guette la pieuvre religieuse : sauvetage à opérer ! C’est le défilé tragique et angoissant de tous les drames silencieux ou bruyants, ignorés ou connus, dont est tissée l’existence des déshérités !

Et chaque fois que nous sommes dans la cruelle obligation de repousser les mains qui se tendent vers nous, de mentir aux espérances qu’on a fondées sur la Ruche en refusant d’y admettre un enfant qu’on se réjouissait, par avance, d’y voir accueilli, notre cœur se serre doublement : d’abord, parce que nous pensons avec tristesse aux infortunes qui nous implorent et que nous ne pouvons soulager ; ensuite, parce que nous pressentons que bon nombre de ces enfants qu’il nous est impossible de prendre sous notre protection, sont guettés par l’adversaire ; que, vaincus par la misère, les parents céderont, que ces petits seront remis, abandonnés à l’œuvre de philanthropie ou de charité qui les convoite et que, plus tard, ils seront, presque immanquablement, des adversaires de leurs propres intérêts et de leurs frères de souffrance. Non ! Les enfants ne manquent pas ; la Ruche pourrait se vider du jeune essaim qu’elle contient ; elle pourrait se vider dix fois, cent fois ; elle ne tarderait pas à s’emplir de nouveau et quantité d’abeilles resteraient quand même à la porte.


Les petits ; les moyens ; les grands. — Nos enfants forment trois groupes : les petits, les moyens et les grands. Les petits, ce sont ceux qui, trop jeunes encore pour se livrer à un travail d’apprentissage quelconque, ne fréquentent aucun atelier et partagent leur temps entre la classe, le jeu et les menus services ménagers qu’ils peuvent rendre : propreté, balayage, épluchage de légumes, etc. Les moyens, ce sont ceux qui sont en préapprentissage. Leur journée est consacrée moitié à l’étude, moitié au travail manuel. Les grands, ce sont ceux qui, leurs études proprement dites étant achevées et leur temps de préapprentissage terminé, entrent en apprentissage.

On pense bien qu’il n’y a pas un âge fixe, invariable séparant, de façon mathématique, les éléments qui composent ces trois groupes.

Ceux-ci sont plus précoces ; ceux-là sont moins robustes ; et c’est le développement physique et cérébral de chaque enfant qui, plus que son âge, détermine le moment où il passe des petits aux moyens et des moyens aux grands.

En fait, nos enfants restent au nombre des petits jusqu’à l’âge de douze à treize ans ; de douze, treize ans à quinze ans environ, ils font partie des moyens ; et, au-dessus de quinze ans, ils sont rangés parmi les grands.

Jusqu’à l’âge de douze ou treize ans, ils ne font qu’aller en classe ; de douze, treize ans jusqu’à quinze ans, ils vont : une partie de la journée en classe, l’autre partie à l’atelier ou aux champs ; et, à partir de quinze ans, ils cessent d’aller en classe et ne vont qu’à l’atelier ou aux champs. Néanmoins, le soir venu, comme les grands ne vont se coucher que vers dix heures,

ils lisent, suivent les cours supplémentaires que nos professeurs leur font, travaillent avec ceux-ci, causent, interrogent, échangent des idées et complètent, ainsi, leur petit bagage de connaissances générales.

Le « préapprentissage ». — Dès l’âge de douze à treize ans, presque tous les enfants qui appartiennent à la classe ouvrière quittent l’école. L’enfant a son certificat d’études primaires ; sa famille estime qu’il en sait assez. En tous cas, elle pense qu’il est temps qu’il se mette au travail qui rapporte. Pour beaucoup, l’essentiel et le plus pressé, c’est que l’enfant cesse d’être une charge, qu’il se débrouille et que même il augmente de quelques sous par jour le salaire familial. Les privilégiés entrent en apprentissage. Ils y entrent tout de go et au petit bonheur. Il s’agit bien des goûts de l’enfant, de ses aptitudes, de ses forces ! Ses goûts ? Sait-il ce qui lui plaît ! Ses aptitudes ? Les connaît-il lui-même ! A-t-il eu l’occasion de les discerner ? La famille dit : « Il fera comme les autres ; c’est en apprenant un métier qu’il y acquerra et développera les aptitudes nécessaires. Ses forces ? Il a treize ans ; il doit être assez fort pour travailler, sinon, « c’est de la paresse ».

Et l’enfant devient apprenti. On sait comment il l’est, neuf fois sur dix : c’est lui qui nettoie, balaie, fait les commissions et les courses ; il est chargé de toutes les corvées ; il est plutôt domestique qu’apprenti, et ça dure jusqu’à quatorze ou quinze ans ; en réalité, ce n’est qu’à cet âge-là qu’il commence à apprendre sérieusement le métier qu’il se propose de faire. Quel métier ? Celui que le père a choisi pour lui ; celui qu’un voisin a conseillé ; celui que les circonstances — souvent les plus fortuites — ont indiqué. Le résultat est que souvent, très souvent, parvenu à l’âge de seize ou dix-sept ans, ce jeune ouvrier constate que la profession qu’il exerce ne convient ni à ses goûts, ni à ses aptitudes, ni à son tempérament. Que faire ? Quitter ce métier que, il le pressent, il ne fera jamais avec plaisir et dans lequel il sera toujours inférieur ? Il n’y faut pas songer. Il faudrait faire un nouvel apprentissage et il est trop tard.

L’adolescent se résigne ; il continue, tristement, sans ardeur, sans enthousiasme ; il devient et reste toute sa vie un ouvrier médiocre ; sorte de bagnard condamné au travail forcé à perpétuité. Triste existence ! Nous avons pensé qu’il fallait à tout prix éviter à l’enfant le désagrément et le désavantage d’être voué, dès l’âge de douze à treize ans, à un métier qui peut lui déplaire.

J’ai entendu professer couramment l’opinion que, pour un ouvrier, tous les travaux sont les mêmes, ou à peu près. Ceux qui émettent cet avis prétendent que la condition et le salaire de l’ouvrier étant, à peu de chose près, les mêmes dans toutes les industries, il importe fort peu que celui-ci travaille dans le bois, dans le cuir, dans les tissus ou dans les métaux ; que le choix d’un métier ne doit pas, en conséquence, être déterminé par les goûts, les aptitudes ou les forces de l’individu mais par le salaire et, d’une façon plus générale, les conditions de travail ; qu’au surplus, l’outillage mécanique se multipliant et se perfectionnant sans cesse, il est indifférent qu’on manipule du bois, des métaux, du tissu ou du cuir. Cette opinion est fausse, et je n’en connais pas qui aurait pour le travail manuel de plus regrettables conséquences. D’abord, il est évident que si le machinisme envahit tout et que si l’ouvrier est condamné à être de plus en plus un conducteur, un surveillant ou un auxiliaire de la machine, il n’est pas du tout indifférent que, sans faire état de ses goûts, de ses aptitudes et de ses forces, il fasse tel métier ou tel autre : tel métier est plus sale ; tel autre plus dangereux ; l’un peut, à la longue, se faire machinalement et quasi sans qu’on y pense ; l’autre exige une attention sans relâche ; le premier comporte de la minutie, de la délicatesse ; le second de la vigueur, de l’endu-