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l’abeille est forte. Naturellement armée d’un dard (terminé par un ardillon) qui distille des gouttelettes de venin, elle fond sans hésitation sur tout être qui lui semble devoir porter atteinte à l’intégrité de la ruche. Elle a la mentalité susceptible d’un chevalier de la rapière ; mais Cyrano n’usait de son épée que poussé par de nébuleuses idées ; l’abeille, elle, ne défend ni son « honneur », ni sa personne, mais sa ruche. Son obscur instinct la pousserait-il à se sacrifier pour sa mère, la Reine, ou pour ses sœurs — sa famille —, ou encore pour sa richesse — produit de son travail —, ou pour toutes ces choses à la fois ? Sait-elle quel le doit mourir aussi après le triomphe, l’abdomen ouvert, puisqu’elle laisse le dard dans la chair de l’assaillant ? L’idée de la mort ne semble pas la retenir, et l’instinct de conservation de l’individu paraît céder la place à celui de la conservation de l’espèce. Enfin, pas plus que l’homme, l’abeille n’est délivrée de ce fléau : la guerre, ou pillage. Qu’une ruche, sous l’action du soleil, ait un gâteau de cire qui s’effondre, que le miel coule à l’extérieur ; qu’une ruche reste trop longtemps ouverte, ou bien que, dans le rucher, par une imprudence de l’apiculteur, un peu de miel ou de cire soit abandonné à terre, attirées par le profit immédiat, les abeilles se ruent sauvagement sur ces richesses et s’entretuent. Rivalités économiques ! Les ruches les plus faibles sont vidées, leur population exterminée, et la loi du plus fort domine, ici comme ailleurs.

En résumé, l’organisation sociale de la ruche nous apparaît comme une sorte de famille communiste-libertaire aux innombrables femelles incomplètes (ouvrières) sevrées d’amour, mais dominées par l’inexorable loi du travail ; à la mère (reine), seule féconde et seule capable de s’accoupler ; aux milles (faux-bourdons) Don Juan sans emploi (sauf un élu) — seraient-ils les poètes de l’association ? — Le tout cimenté par un puissant esprit de corps. Fécondité — travail — flânerie : voilà les attributs principaux de chaque groupe d’individus. Solidarité dans le travail, mais non dans le malheur. L’individu sacrifié à la communauté. Voilà les choses telles qu’elles sont dans cette société d’insectes.

Passons maintenant aux caractéristiques extérieures et intérieures des ruches. Nous avons dit que l’abeille s’accommode de toute espèce de cavité. Cependant, d’une façon générale, plus cette cavité sera volumineuse et plus la population (avec une reine prolifique) sera nombreuse, plus aussi les provisions de miel seront abondantes. D’après l’Abeille de Québec « la plus grande ruche du monde se trouve à Bee-Rock, en Californie. Bee-Rock est un rocher de 40 mètres de haut qui s’élève abruptement du lit du fleuve de l’Arroyo. Le monolithe granitique se perd en arrière dans une colline contiguë et présente de nombreuses crevasses. Celles-ci sont habitées par un peuple d’abeilles et leurs profondeurs regorgent de miel. On ne peut évaluer la quantité de miel contenue dans ses cavités dont on ignore le nombre et les dimensions des colonies, car si l’on en voit beaucoup, d’autres sont cachées. D’autre part, il n’y a pas à songer à pénétrer dans ces crevasses, les chasseurs d’abeilles ont déjà assez de difficultés à récolter les rayons de miel à leur entrée et c’est par centaines de kilogrammes qu’ils dépouillent chaque année les industrieux insectes. » (La Gazette Apicale, novembre 1932.) Pour sa commodité, l’homme a créé de multiples ruches aux formes et aux dimensions diverses. Dans toutes ces ruches, l’abeille travaille selon des méthodes immuables. Jetons un regard à l’intérieur. La ruche est nue — c’est-à-dire non préparée par l’apiculteur ; on vient d’y jeter un essaim. Celui-ci se fixe au plafond et, immédiatement, les abeilles se mettent à l’ouvrage pour bâtir, de haut en bas, un rayon de cire, puis deux, trois, etc…, régulièrement espacés. La reine pond au milieu du nid, dans les alvéoles et en face du trou de vol. Le miel s’emmagasine à droite, à gauche, et en

haut du couvain. L’apiculteur peut donc récolter soit une partie du miel qui se trouve de chaque côté du nid, soit celui qui se trouve à la partie supérieure. Mais, en apiculture moderne, on place l’essaim dans la ruche à cadres (cadres qui contiennent une feuille de cire gaufrée que les abeilles étirent pour former un rayon). On peut ainsi, en soulevant les cadres, visiter en quelques minutes toute la ruche. On peut également effectuer la récolte avec propreté et rapidité, soit en enlevant une partie des cadres latéraux (ruches horizontales), soit en enlevant la totalité des demi-cadres (hausse) qui se superposent au corps de ruelle (ruches verticales). D’où les trois sortes de ruches : 1° Fixistes, où les rayons de cire sont collés aux parois ; 2° À cadres mobiles (Layens-Dadant) ; 3° Mixtes (fixistes pour le nid à couvain et à cadres mobiles pour le grenier à miel). Nous n’entrerons pas plus avant dans le détail de ces diverses ruches et dans les manipulations apicoles. Nous renvoyons le lecteur aux ouvrages spéciaux traitant de la question. Mais on comprendra facilement qu’il suffit de changer les dimensions d’une ruche pour en créer une nouvelle et, comme le dit excellemment Helle (Gazette Apicole, décembre 1932) : « Les raisons de ces modifications de dimensions peuvent se justifier facilement en invoquant la région, le climat, le plus ou moins de valeur mellifère, et enfin, ce que nul ne veut avouer, l’honneur de donner son nom à une ruche, honneur fragile qui, comme la rose, ne vit que l’espace d’un matin. » La vanité humaine se niche où elle peut.

Il est un dernier point sur lequel nous voulons dire un mot ; c’est celui concernant les rapports entre abeilles et… anarchistes. De nombreux camarades, en effet, se sont adonnés à l’apiculture. C’est une des branches les plus agréables de l’activité humaine. D’autre part, être apiculteur, cela ne sera jamais professer un « métier haïssable ». Il vaut mieux exploiter les abeilles qu’exploiter les hommes. Mais le véritable apiculteur n’exploite pas ses abeilles. Il a, au contraire, pour ces intelligentes bestioles, des soins paternels. Il les place dans des conditions idéales de travail, et les abeilles produisent, ainsi, bien au-delà de ce qui leur est nécessaire pour vivre et se multiplier. Par temps de disette, il leur vient en aide en leur restituant une partie de ce qu’il a emmagasiné aux époques de prospérité. Il est, pour elles, une véritable providence, et elles bénéficient sans s’en apercevoir de sa bienveillante, intelligente et discrète intervention. Discrète — car l’apiculteur expérimenté a appris, auprès de ses abeilles, à dominer ses réflexes, à agir toujours avec prudence et douceur ; bref, à s’élever moralement. Et ceci n’est pas un des moindres avantages de l’apiculture. (Il faut dire aussi que le dard est un merveilleux instrument d’éducation !) Et, lorsqu’on a acquis la dextérité suffisante, il faut si peu de fumée pour dominer ce petit monde, si grand par ses vertus et si précieux pour l’enseignement qu’il nous donne ! Enfin, l’idéal libertaire n’est-il pas celui qui se réalisera dans la grande ruche terrestre où, dans la paix universelle, il sera donné, comme chez les abeilles, à chacun selon ses besoins ; où tout individu aura à cœur de contribuer au bien-être de tous ; mais où il y aura place aussi pour une immense fraternité, nécessaire pour rendre la vie autant que possible douce et agréable aux déshérités, aux souffrants, aux malheureux atteints d’irrémédiable misère physiologique ? Les joies intellectuelles que nos camarades éprouvent dans la fréquentation des abeilles, et aussi les profits qu’ils tirent du commerce de leur miel sont récompenses légitimes qui les paient de bien des piqûres… sociales ; celles-ci étant, sans contredit, les plus cruelles et les plus venimeuses. — Ch. Boussinot.


RUCHE (la). LA RUCHE. Tel est le nom d’une œuvre que j’ai fondée en 1904. Dix ans après sa fondation, prévoyant que la Guerre de 1914–1918 allait entraîner la ruine de