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l’humanité. Au nom des principes supérieurs qui constituent la vie universelle, nous avons le droit de la déclarer coupable d’hétérodoxie. » (L’Art romantique.) Il dit encore non moins nettement : « Congédier la passion et la raison ; c’est tuer la littérature… Le goût immodéré de la forme pousse à des désordres monstrueux et inconnus. Absorbées par la passion féroce du beau, du drôle, du joli, du pittoresque, car il y a des degrés ; les notions du juste et du vrai disparaissent. La passion frénétique de l’art est un chancre qui dévore le reste et, comme l’absence nette du juste et du vrai dans l’art équivaut à l’absence d’art, l’homme entier s’évanouit ». Et, prophétiquement, il ajoutait : « Le temps n’est pas loin où l’on comprendra que toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicide. » Michelet avait dit de son côté : « Je restai à bonne distance des doctrinaires, majestueux, stériles ; et du grand torrent romantique de « l’art pour l’art », j’étais un monde à moi. » Cette dernière phrase serait du plus parfait romantisme si l’on ne savait que ce « monde à moi » de Michelet s’étendait à toute « l’humanité qui se crée ».

Dans sa préface à Mademoiselle de Maupin, Th. Gautier s’est donné le plaisir facile de déshabiller et de fustiger comme il convenait les moralistes, espèce particulièrement malpropre de gens qui enseignent la vertu en fourrant avec délices leur groin dans toutes les ordures, et vitupèrent ceux qui rejettent toute hypocrisie pour vivre sainement et proprement. C’était ce que Stendhal appelait le bégueulisme : « Art de s’offenser pour le compte des vertus qu’on n’a pas. » C’était ce que représentait magistralement un Pinard qui requérait contre l’immoralité de Madame Bovary et qui était un collectionneur de cartes transparentes. Mais Th. Gautier s’est profondément fourvoyé lorsqu’il a voulu dégager l’art de toute promiscuité utilitaire, et il a apporté dans le débat plus de virtuosité que d’arguments, ne s’apercevant pas même, dans son ardeur, de ses propres contradictions. C’est ainsi qu’il écrivait : « Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie… Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et intime nature. » Mais, en même temps, il expliquait qu’une nature comme la sienne avait besoin de l’art et que, parlant, il lui était utile ! Qu’avait donc la « nature » de th. Gautier de plus que celle des autres hommes ? Cyrano de Bergerac aurait ajouté à notre question : « et que celle d’un chou ou d’un escargot ? » C’était bien là l’effet de l’égotisme romantique réduisant tout à soi-même. Comment s’étonner dès lors que Th. Gautier, comme tous les romantiques, ait montré une si complète ignorance de la question sociale ? Lui, comme eux, n’ont pas vu, dans leurs ripostes contre les socialistes aussi sottes que celles des Prudhommes qu’ils vilipendaient, qu’il ne s’agissait pas de donner aux gens trop à manger, ni de les obliger à aller s’ennuyer à l’audition d’une symphonie ou à la vue d’un tableau, ni de leur faire respirer les parfums des lis et des roses quand ils préféraient l’odeur des latrines. Ces choses-là étaient trop des « goûts » de bourgeois pour qu’on ne les leur laissât pas. Ce dont il s’agissait, et qui dépassait les facultés de compréhension bourgeoise, c’était de permettre à tous les hommes de manger à leur faim, de goûter les joies de l’art quand elles les attiraient, d’échapper à l’odeur des latrines quand ils préféraient les parfums des lis et des roses. On doit aussi à Th. Gautier cette vieille facétie de « l’homme de progrès » portant une queue de quinze pieds de long avec un œil au bout, qu’il lança contre les phalanstériens et qui fait toujours la joie des vieilles nouilles conservatrices dans les Café du Commerce de France. Th, Gautier n’en savait alors

pas plus que ces fossiles édentés qui usent aujourd’hui leur énergie salivaire contre un autre « œil », celui de Moscou !…

Proudhon n’eut que trop de raisons de railler les « blagues romantiques », au nom du beau du vrai de l’utile réunis, contre les écrivains « corrupteurs et corrompus ». Car « l’art pour l’art » n’empêcha pas qu’après 1830 : « On se rua en bas. Le roman, le théâtre éclatèrent en laideurs hardies. Le talent abondait, mais la brutalité grossière ; non pas l’orgie féconde des vieux cultes de la nature qui ont eu sa grandeur, mais un emportement voulu de matérialité stérile. Beaucoup d’enflure, et peu dessous. » Michelet, qui écrivit cela, salua en même temps, avec une ironie douloureuse, le retour et la fraternelle entente de la religion catholique et de la religion de la banque : « les capuccini revenaient banquiers et industriels. » Il y eut peut-être de « l’art » dans cette entente toute romantique ; il y eut certainement, et surtout, du banditisme social.

Le romantisme signa sa propre déchéance en 1848, par son attitude anti-populaire. Il fit, alors, au socialisme et à la classe ouvrière la réponse cynique des rois de la Sainte Alliance à Robert Owen leur demandant de supprimer le paupérisme : « S’il n’y avait plus de pauvres, qui travaillerait pour nous ? » Il fut d’autant plus odieux en France qu’il était arrivé à se dire républicain ! A l’étranger, où avaient persisté les formes aristocratiques de gouvernement, il n’eut pas à se montrer hypocrite ; il n’eut qu’à continuer à servir les princes, les nobles et le clergé.

Le romantisme, héritier infidèle de l’humanisme et du préromantisme a trahi ses origines et ses parentés les plus certaines. Il a livré aux « philistins » bourgeois la pensée et l’art qu’il devait défendre ; il a abandonné la cause révolutionnaire qui devait apporter la « liberté dans l’art » en même temps que dans l’humain. Les romantiques devaient être des réformateurs, sinon des chambardeurs ; ils n’ont été que des amuseurs. Ils voulaient être Hamlet, ils n’ont été que Polonius.

Influences étrangères. — Le besoin général, européen, d’une nouvelle vie intellectuelle, morale, sociale qui se manifesta au XVIIIe siècle avait fait affluer les influences particulières aux différents pays pour la formation romantique. Les deux principales furent celles de l’Angleterre et de l’Allemagne. Celle de l’Angleterre, la plus importante, s’exerça la première et joua un grand rôle dans le préromantisme français. Ce pays avait déjà fait la moitié du chemin révolutionnaire ; son influence fut surtout politique et sociale. Celle de l’Allemagne, plus tardive, affecta le romantisme proprement dit. Elle fut plus de convention, de sentiment et d’art. L’Allemagne attendait la Révolution française pour se révéler à elle-même. Au moment où elle prit son élan, Napoléon l’arrêta comme il arrêta celui de la France et le romantisme révolutionnaire tourna au romantisme littéraire. L’Allemagne apporta à celui-ci un fond de légendes moyenâgeuses fantastiques, hallucinantes et exagérément sentimentales. L’école romantique y trouva tout son bric à brac d’opéra et s’en contenta sans chercher à percer la pensée cachée. Elle ne comprit pas plus Goethe, Schiller et Beethoven qu’elle n’avait compris Shakespeare.

La France du XVIIIe siècle fut heureuse de s’adapter aux mœurs anglaises, plus libres que celles d’une étiquette imposée depuis deux siècles par les cagots et les tartufes aux âmes et aux pieds aussi noirs que leur costume. De même, elle fit le meilleur accueil à une littérature qui échappait aux règles classiques, qui prenait plus d’aisance, en attendant que la vérité lyrique et dramatique la débarrassât des stupides conventions d’une antiquité coiffée de perruques irisées, habillée de