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n’auraient plus qu’à adjoindre à la religion le droit de propriété pour faire sombrer la liberté sous ses deux négations fondamentales : Dieu et l’État. Malgré ce, Rousseau demeurait un ferment de désordre, puisqu’il repoussait les disciplines catholiques. Son naturisme et son panthéisme étaient à l’antipode du Génie du Christianisme ; ils étaient hérétiques aux yeux de l’Église et, si elle n’osait envoyer Rousseau au bûcher en même temps que La Barre, elle brûlait ses livres, le Contrat Social et l’Émile. La religion du cœur ne pouvait être confondue avec celle des dogmes, quelle que fût l’habileté des casuistes du néo-catholicisme alors naissant. Il y avait entre eux le bûcher, ce bûcher que l’Espagne rallumerait en 1823, grâce à la « glorieuse » victoire française du Trocadéro.

Le spiritualisme de Chateaubriand fut l’esprit du catholicisme rétabli dans sa malfaisance temporelle et sa puissance sociale, dans les formes concordataires de collaboration avec le pouvoir. Chateaubriand et le romantisme aidèrent à réencapuciner la France. Jusqu’en 1830, le romantisme fut monarchiste et catholique, en réaction flagrante avec la pensée et l’œuvre préromantique et révolutionnaire. Il subit cette attraction psychologique qu’Oscar Wilde a constatée ainsi : « Partout où se produit un mouvement romantique en art, là, d’une façon et sous une forme quelconque, se trouve Christ ou l’âme du Christ. » Par le caractère imaginatif de sa nature, le Christ est « le centre palpitant du romantique. » (O. Wilde : De Profundis.) Après la Révolution de 1830, les romantiques ne devinrent frondeurs que politiquement, et Baudelaire a pu observer ceci : « Si la Restauration s’était régulièrement développée dans la gloire, le Romantisme ne se serait pas séparé de la royauté ; et cette secte nouvelle, qui professait un égal mépris pour l’opposition politique modérée, pour la peinture de Delaroche ou la poésie de Delavigne, et pour le roi qui présidait au développement du juste milieu, n’aurait pas trouvé de raison d’exister. » (Baudelaire : l’Art romantique). L’intérêt personnel des romantiques, qui affectaient si superbement d’autre part leur détachement de « l’utilitarisme » au nom de la doctrine de « l’art pour l’art », leur faisait favoriser le « voltairianisme » bourgeois du « roi-parapluie ». Ce voltairianisme qui plongeait l’homme dans un bain de religiosité vague, d’humanitarisme émollient, rendrait les travailleurs incapables d’énergie et d’organisation devant les fusilleurs de l’Ordre.

En 1869, Flaubert écrivait à Michelet : « Je crois qu’une partie de nos maux viennent du néo-catholicisme républicain. J’ai relevé dans les prétendus hommes de progrès, à commencer par Saint-Simon et à finir par Proudhon, les plus étranges citations. Tous partent de la révélation religieuse. » Ce néo-catholicisme républicain s’était développé grâce à la bourgeoisie romantique et voltairienne arrivée au pouvoir et qui avait fait la loi Falloux sous la République de 1848. La même année 1869, Michelet avait écrit dans sa préface à son Histoire de France : « En juillet (1830), l’Église se trouva désertée. Aucun libre-penseur n’aurait douté alors que la prophétie de Montesquieu sur la mort du catholicisme ne dût bientôt être accomplie. » Mais, ajoutait-il, « le choléra moral qui suivit si près juillet fut le désillusionnement, la perte des hautes espérances. »

L’art pour l’art. — Durant le règne de Louis Philippe, 188 romantiques s’enlisèrent dans l’égoïsme social, dans l’amoralisme béat de « l’art pour l’art » dressé contre l’ « utilitarisme » par l’artiste superbement indifférent à l’origine de la fortune assurant son « indépendance » et aux calamités publiques : guerres, choléra, banqueroutes, crises économiques ne l’atteignant pas personnellement.

« L’art pour l’art » fut le cheval de bataille des romantiques de 1830 ; ce fut leur grande faiblesse et ce fut le mal qu’ils transmirent à la littérature. Depuis, dans toutes les écoles littéraires, il a été le masque le plus hypocrite de l’égoïsme individuel et du muflisme. Il continue à stériliser l’art, à le tenir hors de la vie comme il a fait du romantisme après l’avoir vidé de tout véritable lyrisme, jaillissement spontané de l’être intime qui est celui de la nature tout entière, après l’avoir fait se recroqueviller dans cette psychologie spéciale qui entretient l’égotisme exagéré, le besoin effréné chez l’individu de « paraître », de poser pour sa statue, tels Chateaubriand sur son rocher, Th. Gautier dans son gilet rouge, G. Sand et toutes les « muses » du temps écrivant le roman de leurs amours avec de grands ou de petits hommes. Le lyrisme romantique ne fut plus que conventionnel, dépourvu de toute sincérité. Il fut un immense « chiqué ». Dès lors, il importa peu qu’au point de vue des règles, de la forme, le romantisme nous fit « repasser de l’abstraction à la poésie », puisque sa poésie était aussi fausse que l’abstraction, et que « quoiqu’il ait pu sembler d’abord faciliter l’invention aux dépens de l’art, il ramène l’art à la place du mécanisme. » (Lanson). Si cet art n’est pas plus vrai, plus sincère, plus humain que celui qu’il remplace, il ne fait que mettre un nouveau mécanisme à la place de l’ancien.

C’est chez Théophile Gautier que « l’art pour l’art » trouva sa théorie absolue, à savoir que l’art est indépendant, au-dessus de tout, qu’il est affranchi de l’utilité, de la morale, et même de la pensée et des idées ! La forme seule importe !… Ainsi, on repoussait Racine pour remonter à Rabelais, mais on s’arrêtait avec Bridoye. De Th. Gautier sont sorties les exagérations des « épateurs de bourgeois », des exhibitionnistes de l’immoralité, des excentriques de la « couleur locale » et des techniciens de l’impersonnalité qui semblent assister des hauteurs de Sirius à la mêlée humaine. Mais il n’est pas exact que, comme a dit M. Lanson, Th. Gautier a engendré Baudelaire. Ce qui fut attitude, parti-pris, excentricité chez Gautier, fut sensibilité aiguë et profonde du cœur, noblesse de l’âme chez Baudelaire. Son immoralité n’a nullement été du cynisme ; elle a été la juste révolte, on peut dire la révolte désespérée contre la cafardise bourgeoise qui l’accabla toute sa vie et en fit un parla jusque dans ses plus proches et plus chères affections. Ses Lettres à sa mère, publiées dernièrement, en apportent un témoignage particulièrement émouvant. On est bien loin du romantisme devant une pareille douleur. Parce qu’il fut le plus douloureux des hommes, il fut, contrairement à Gautier, le plus lyrique des poètes. Si son œuvre est dans sa forme d’une beauté indépassée, si elle est aussi « coruscante » que des Emaux et Camées, elle n’est pas un étalage de pierreries pour éblouir les nouveaux riches, ni un feu d’artifices pour ébahir les badauds ; elle est pétrie de pensée, nourrie de méditation, elle jaillit et saigne d’une âme ulcérée qui porta en elle toute la douleur du monde et n’eut pas la consolation d’être celle d’un dieu, Baudelaire, penseur et précurseur, dont le génie critique eut si souvent l’intuition de vérités auxquelles les romantiques restèrent fermés, les jugeait ainsi et, avec eux, les théories de « l’art pour l’art » : « Certainement, il y aurait injustice à nier les services qu’a rendus l’école dite romantique. Elle nous rappela à la vérité de l’image, elle détruisit les poncifs académiques, et même, au point de vue supérieur de la linguistique, elle ne mérite pas les dédains dont l’ont iniquement couverte certains pédants impuissants. Mais, par son principe même, l’insurrection romantique était condamnée à une vie courte. La puérile utopie de l’école de l’art pour l’art, en excluant la morale, et souvent même la passion, était nécessairement stérile. Elle se mettait en flagrante contravention avec le génie de