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chanta plus alors uniquement les combats et les exploits des héros qui s’y étaient distingués ; il chanta l’amour. Mais cette transformation ne se fit guère avant le XII siècle, lorsque le trouvère, compositeur et chanteur, introduisit l’amour courtois dans la poésie qu’il faisait entendre à ses auditeurs. Jusque-là, les romans furent des compositions épiques se rattachant aux chansons de geste : les romans de Brut et de Rou, par Wace, ceux d’Alexandre et l’Enée, par Albéric de Besançon, celui de Troie, par Benoit de Sainte More, le Tristan, de Béroul, etc. Les premiers romans où l’amour se dégagea de la geste guerrière et prit les formes de la galanterie, furent ceux de Chrétien de Troyes (La Charrette, Yvain, Tristan, Perceval, etc.), et les Lais, de Marie de France. Robert de Boron continua (Le Graal, Lancelot, etc.). Cette littérature, dite des « romans bretons », avait à son origine l’épopée celtique de la Table ronde. En même temps qu’il exprimait des sentiments de plus en plus courtois, le roman se faisait allégorique, didactique, satirique (Roman de la Rose, Roman de Renaît, etc.). Toute la longue série des Contes pieux se rattache au roman par la narration, la fantaisie de l’invention et aussi le respect dont on commençait à entourer la femme après plus de mille ans de malédiction ecclésiastique. Enfin, le fabliau a été la forme populaire, « gauloise » suivant le mot qui caractérise cette forme, du roman. C’est du vieux fabliau français que sortirent les nouvelles qui firent la célébrité des conteurs italiens depuis Boccace jusqu’au xviie siècle.

Presque toutes les œuvres romanesques du moyen âge ont été écrites en vers. Lorsque la prose fut introduite dans la littérature, le roman commença à se séparer plus nettement de la poésie pour devenir ce que l’Académie française définit aujourd’hui : « Une histoire feinte, écrite en prose, où l’auteur cherche à exciter l’intérêt, soit par le développement des passions, soit par la peinture des mœurs, soit par la singularité des aventures. » (Dictionnaire de l’A. F., 7e édition, 1878). Le roman décrit la vie ou ce qui est censé être la vie. Sa première condition, en dehors de toute classification, est la vraisemblance de son invention sinon l’observation du vrai et la reproduction du réel. Il se différencie ainsi du conte dont le caractère est dans le merveilleux et l’invraisemblable. « Ce ci n’est pas un conte », dit-on depuis Shakespeare, d’un récit dont on veut affirmer la vérité, tout au moins la vraisemblance. Le roman donne le tableau, l’illusion de la vie, de l’action, des sentiments, par l’adaptation habile, objective ou subjective, idéaliste ou réaliste, d’une vérité qui est, a été ou pourrait être. Il s’empare de tous les sujets : historiques, scientifiques, philosophiques, politiques, sociaux, et les anime, les spiritualise ou les matérialise dans les pensées ou dans les actes de personnages plus ou moins imaginés ou pris sur le vif, exceptionnels ou communs, qui sont, des caractères, des individualités, des types spéciaux ou simplement « comme tout le monde ». Le roman, par sa nécessité de personnification concrète de l’action et des sentiments, est le genre littéraire le plus voisin du théâtre. Diderot déclarait que tout bon drame devait pouvoir faire un bon roman. La réciproque est aussi vraie.

Le romanesque a toujours hanté l’esprit humain, soit par le merveilleux de la fable et l’héroïsme du mythe, soit par l’observation plus proche et plus directe de la réalité. Le roman ancien est caractérisé par l’aventure et le roman moderne par le sentiment ; mais les deux se trouvent dans les productions antiques, sources inépuisables de toutes les inventions littéraires. (Voir Littérature.) On s’occupait plus d’action d’éclat que de recherche psychologique aux temps de ces romans fabuleux appelés l’Illiade, l’Odyssée, l’Enéide, la Cyropédie, etc., et la fiction était la marque essentielle des Milésiennes, petits contes gracieux et voluptueux dont

on ne connaît plus que ceux de Parthénius de Nicée et de Conon. Il y eut plus de vérité dans quelques productions des érotiques grecs, du ii- siècle au ve siècle, dans Daphnis et Chloé, le charmant récit de Longus, dans le Satyricon du satirique Pétrone, dans les Métamorphoses, d’Apulée, dont l’Ane d’Or est resté célèbre. Mais le roman ancien fut surtout le récit d’aventures, tel les Amours de Théagène et de Chariclée, d’Héliodore, qu’on imitait encore au XVIIe siècle français. À Rome, le genre tomba vite en décadence ; celle-ci fut marquée par l’adaptation de l’Apollonius de Tyr.

L’imitation de l’antique fut reprise au moyen âge. Elle aida à l’éclosion du roman chevaleresque tiré de l’épopée et elle se prolongea avec ce roman jusqu’au milieu du viie siècle. De plus en plus, la poésie des chansons de geste avait été noyée dans le fatras, indéfiniment allongé, d’une invention grossière et invraisemblable dont les personnages n’étaient que des pantins. L’amour même les rendait ridicules par leur affectation galante. On était loin des Roland, des Tristan, des Lancelot et des compositions naïves de Marie de France. La chevalerie n’était plus qu’une légende, héroïque. Cervantès, après Rabelais, lui avait fait de splendides et définitives funérailles avec, son Don Quichotte. Le roman versait de plus en plus dans la galanterie de cour et les mœurs de la nouvelle aristocratie des « honnêtes gens » empressés à la. curée des faveurs royales. Les Amadis de la littérature espagnole remplacèrent leurs armures par des pourpoints de velours et de soie, les grands coups d’épée par des madrigaux. Ils s’approvisionnèrent de plus en plus, en France, pour prendre les airs sentimentaux et hypocrites des pastorales, des bergeries, des fadasseries bucoliques du Pays de Tendre où les Céladon, les Cyrus, les Polexandre, les Phillis, les Tircis, les Aicidamie, montrèrent une innocence et des vertus d’aulant plus édifiantes qu’ils pratiquèrent de plus sales mœurs. Les d’Urfé (l’Astrée), Gomberville (Polexandre, Alcidiane), La Calprenède (Cassandre, Cléopâtre), Mlle de Scudéry (Cyrus, Clélie), Hortense des Jardins (Alcidamie), et cent autres collectionneurs de scandales, écrivaient pour le monde « précieux » ces romans à clefs où la belle société du temps trouvait ses turpitudes poétisées. Les Cathos et les Madelon, « précieuses ridicules », les Philaminte et les Bélise, « femmes savantes », à qui Molière disait :

« Le moindre solécisme en parlant vous irrite,
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite. »

couraient les ruelles en compagnie d’ « abbés poudrés, musqués, égrillards, trousseurs de cottes, faiseurs de vers. » (Émile Magne.) Ces muses dévergondées, après avoir soupiré sentimentalement auprès des niguedouilles aussi ridicules qu’elles, se livraient à des joies plus prosaïques dans les bras de vigoureux mousquetaires qu’elles entretenaient et qui les payaient de coups. Les Jouissances chantées par la belle Hortense des Jardins, dame de Villedieu, étaient rien moins que platoniques, et Tallemant des Réaux aurait pu dire de la plupart de ces « précieuses » ce qu’il disait d’une dame de Champré :

« Je la crois vache assurément,
Et par derrière et par devant. »

D’ailleurs les ébats de corps de garde s’accordaient fort bien avec les attendrissements bucoliques et même avec les amours mystiques. Les Jésuites avaient introduit le roman dans la politique et dans la religion, en même temps que celles-ci dans le roman. Ils avaient fait le roman religieux, « la religion sortie de sa haute sphère générale pour se laisser manier et mouler au plaisir de l’individu ». (Michelet), ils firent de la sensation « le critérium de l’esprit ». Voisinant avec les Amadis ci comme eux « éclairés du feu des bûchers »,