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, bafouant la Justice, et signant une nouvelle capitulation républicaine devant les malfaiteurs triomphants ! Depuis, le parti socialiste a « vomi » Millerand, il a vomi aussi tous les renégats de son espèce ; trop tard, le coup était fait. Millerand avait pu accomplir son œuvre criminelle ; il put la poursuivre jusqu’aux cours martiales de 1914-1918, et d’autres ont continué. Les socialistes continuent aussi, qui refusent, disent-ils, de « participer » au gouvernement, mais qui y collaborent et qui collaboreront même à la dictature, quand la bourgeoisie leur en offrira la direction contre la Révolution qu’ils ont reniée.

Comment cela a-t-il été possible ? — Oh ! il n’est pas nécessaire de beaucoup de développements pour montrer l’œuvre de ce que nous appelons la « réthorique jaurésiste » et en faire comprendre le mécanisme. Elle est sommaire et elle est nette, malgré toute la blagologie répandue après, pour la justifier quand tout était accompli, comme dans l’Évangile et dans l’éternelle histoire des peuples mystifiés.

Après les préliminaires des premiers défenseurs qui avaient dénoncé la forfaiture et indiqué les voies de la vérité, Jaurès s’était lancé dans l’affaire Dreyfus. Par sa prestigieuse influence, il l’avait imposée à son parti comme une cause sociale dont dépendait tout l’avenir du prolétariat et de la civilisation. Elle était à ses yeux : « une des plus grandes batailles du siècle, une des plus grandes de l’histoire humaine. » (Petite République, 12 août 1899.) Il avait dit à la classe ouvrière hésitante que si elle ne se levait pas pour cette lutte, ce serait « la pire abdication et la pire humiliation, la négation même du grand devoir de classe du prolétariat. » (Petite République, 15 juillet 1899.) Dans le même article, il avait ajouté, pour les guesdistes méfiants : « Nous voulons toute la vérité J… Nous continuons la lutte, et si les juges de Rennes, abusés par les manœuvres ignobles de la réaction, devaient encore sacrifier l’innocent pour sauver les chefs militaires criminels, demain encore, malgré les manifestes d’excommunication, malgré les soi-disant appels à la falsification, à l’amoindrissement, à la déformation de la lutte de classe, nous nous lèverons de nouveau, malgré tous les dangers, pour crier aux généraux et aux juges : Vous êtes des bourreaux et des criminels ! » Jaurès avait écrit encore, pendant le procès de Rennes : « Quoi qu’il en soit, la justice approche ! L’heure de la délivrance approche pour le martyr, l’heure du châtiment approche pour les criminels ! » (Petite République, 13 août 1899) ; et ceci : « Je jure que Dreyfus est innocent, que l’innocent sera réhabilité, que les criminels seront punis. » (9 août 1899.)

Il avait enfin déclaré à Lille, en novembre 1899, un mois à peine avant la loi d’amnistie : « Pour moi, j’ai voulu continuer, j’ai voulu persévérer jusqu’à ce que la bête venimeuse ait été obligée de dégorger son venin. Oui, il fallait poursuivre tous les faussaires, tous les menteurs, tous les bourreaux, tous les traîtres ; il fallait les poursuivre à la pointe de la vérité comme à la pointe du glaive, jusqu’à ce qu’ils aient été obligés, à la face du monde entier, de confesser leurs crimes, l’ignominie de leurs crimes. » Affirmations énergiques, engagements solennels. Ils entraînaient les socialistes, les prolétaires, tous les hommes de vérité et de justice, « intellectuels » et « manuels », Internationale de la pensée et Internationale Ouvrière, à la véritable lutte de classe, la véritable lutte finale d’où sortirait un monde régénéré.

Qu’arriva-t-il ? — La « bête venimeuse » ne dégorgea pas son venin ; les faussaires, les menteurs, les bourreaux et les traîtres ne confessèrent nullement leurs crimes. Ils continuèrent, aussi insolents, si bien qu’aujourd’hui même, et dans les lycées de l’État, il y a encore des professeurs qui peuvent enseigner impunément aux jeunes Français que « Dreyfus fut un

traître » et qu’il fut défendu par le « syndicat de la trahison » !…

M. Millerand étant devenu ministre, à côté du général Gallifet, chourineur de la Commune, ce fut le vote de la loi d’amnistie, grâce au concours des socialistes. Et voici alors ce que la rhétorique jaurésiste produisit, un an à peine après la déclaration de Lille : il fallait « se débarrasser des procès ennuyeux et maintenant inutiles, pour éviter la satiété du public qui bientôt se fermerait à la vérité elle-même ». (Petite République, 18 décembre 1900.)

Rosa Luxembourg a écrit à ce sujet : « Encore un pas en avant, et les anciens héros de l’affaire Dreyfus apparaîtront comme des fantômes importuns dont on ne saurait se débarrasser assez vite. » Le pas fut vite fait. Dès le 24 décembre 1900, la Petite République exécutait Zola qui protestait contre l’amnistie. Il y avait « assez de lumière » ! Zola devait se taire. « Surtout, pas de plaintes, pas de répétitions » ! L’affaire Dreyfus n’était plus qu’un « cas individuel », de même que celle de Picquart. « Dans noire aspiration vers la justice (sic), nous ne pouvons nous borner à des cas individuels », écrivait Gérault-Richard, faisant écho à Jaurès. (Petite République, 30 décembre 1900). La justice, ce n’était, plus la vérité « qui était en marche et que rien n’arrêterait », ce n’était plus la lutte de classe, la Révolution ; c’était maintenant la « défense républicaine » à la sauce opportuniste ! On en arriva à plaindre les bourreaux : Esterhazy errant « déguenillé et affamé », Boisdeffre « enfui » de l’état-major, Gonse « se traînant abattu », de Pellieux « mort en disgrâce », Henry qui avait dû « se trancher la gorge », du Paty de Clam « hors de service ». Pour un peu, on les aurait tous réhabilités avec Mercier devenu sénateur !… La « défense républicaine », c’est-à-dire la défense de la politicaillerie tarée qui déshonorait la République, était seule à considérer, comme elle l’avait été par l’opportunisme après le 16 mai et par le radicalisme après le Panama.

Nous ne pouvons nous étendre davantage, mais on trouvera dans l’ouvrage de Rosa Luxembourg : Réforme et Révolution, l’exposé aussi complet que démonstratif des événements par lesquels la rhétorique jaurésiste a soutenu le millerandisme et réduit le socialisme à l’impuissance révolutionnaire. La suite n’a fait que confirmer et renforcer les conclusions que Rosa Luxembourg a tirées, il y a trente ans, dans ces termes : « Ainsi la tactique de Jaurès, qui voulait atteindre des résultats pratiques en sacrifiant l’attitude d’opposition.s’est montrée la moins pratique du monde. Au lieu d’accroître l’influence socialiste sur le gouvernement et le Parlement bourgeois, elle a fait des socialistes l’instrument sans volonté du gouvernement et l’appendice passif de la petite bourgeoisie radicale. Au lieu de donner une nouvelle impulsion à la politique avancée à la Chambre, elle a laissé perdre, avec l’opposition des socialistes, le stimulant qui seul eût pu amener le Parlement à une politique décisive et courageuse. » De plus en plus, les socialistes se sont enfoncés dans le marécage opportuniste. (Voir Politique.)

Le « dégonflage » socialiste dans l’affaire Dreyfus s’est complété alors de la conspiration du silence organisée contre ceux qui ne voulaient pas d’une amnistie déshonorante pour eux et pour la justice. Dans sa. magnifique préface aux recueils d’écrits de Bernard Lazare : Le Fumier de Job, Charles Péguy a montré le processus de cette conspiration. C’est, en vain que Bernard Lazare, Zola, Gohier, Dreyfus lui-même protestèrent. On vit se fonder l’Humanité avec l’argent des grands juifs, des « fermiers généraux de l’estomac national », comme dit aujourd’hui M. Moro-Giafferi, des « ventres dorés » engraissés de la misère publique. L’un d’eux, qui est devenu pendant et après la guerre le dictateur du blé et du pain cher, paya ainsi son élec-