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éclairs d’humanité et de vraie morale, qu’on trouve dans Mussillon, et particulièrement dans Fénelon. Elle servit aux Bossuet à « enchâsser des pierres fausses dans de l’or » (Voltaire.)

Au xviiie siècle, la société brillante s’écrasait aux séances des Sorboniques, dont l’origine venait d’un cordelier qui avait entrepris de « soutenir la discussion contre tout venant et sur toutes sortes de sujets, depuis huit heures du matin jusqu’à huit heures du soir ». (Bachaumont.) Ces champions rhétoriciens ne prenaient même pas le temps de manger et de boire ; leurs auditeurs allaient se réconforter pour eux pendant qu’ils péroraient. Et ils ne se bornaient pas à soutenir la discussion sur toutes sortes de sujets ; ils défendaient aussi le pour et le contre. « Tu sauras que j’aurais pu te dire tout le contraire, et que cela aurait été aussi la vérité », dit « l’inconnu » dans Une Nuit au Luxembourg, de R. de Gourmont, car « il semble que les hommes ne donnent aux mots un sens précis que pour avoir le plaisir de les employer à contresens. » C’est le plaisir, et la malice, des casuistes, le but de leur rhétorique.

La rhétorique judiciaire et académique ne fut pas moins conventionnelle que la religieuse au xviie siècle. L’éloquence de Patru s’évertua vainement dans la cage du conformisme du temps. Les Fléchier étalaient leurs pompeuses et vides périodes pour glorifier ses turpitudes et donner la vie à son néant. Boileau a raillé « cette belle rhétorique moderne inconnue aux anciens », qui permet de dire « ce qu’il ne faut point dire .» Pourtant, les anciens connaissaient déjà cette « équivoque » par laquelle :

Le vrai passa pour faux, et le bon droit eut tort,

et qui fait pratiquer :

L’art de mentir tout haut en disant vrai tout bas.

(Boileau, Satire III.)

Il y avait longtemps qu’on savait :

____…qu’on peut, pour une pomme
Sans blesser la justice, assassiner un homme.

(Boileau, id.)

Mais jamais l’on n’avait vu une si pieuse hypocrisie, et Boileau, après Molière, flétrissait avec raison le Siècle de Tartufe, ce siècle des « honnêtes gens » qui avaient commencé par brûler la Léda de Michel Ange, qui mettaient un cache-sexe aux statues, recouvraient d’un mouchoir les seins de Dorine et vengeaient ainsi contre l’art et la nature la saleté de leurs mœurs.

Quand la démagogie eut ouvert ses bondes, la rhétorique politicienne trouva immédiatement son maître et son modèle dans M. de Talleyrand. En sa double qualité de grand seigneur et de grand fripon, il lui donna une telle séduction et une telle souplesse, il présenta ses mensonges et ses palinodies avec de telles apparences de vérité et de sincérité, que les bavards subséquents n’auraient plus rien à inventer comme moyens de duperie durant le siècle d’éloquence parlementaire qui irait de l’aigre flûte de M. Thiers, son digne élève, au ronflant violoncelle de M. Briand. Il ne resterait plus aux astrologues de la démocratie que d’ « éteindre les étoiles » (M. Viviani) et de leur faire remorquer « le char de la France éternelle » (M. Boncour). M. de Talleyrand apprit aux démocrates ce qu’il avait appris des aristocrates, comment « la parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée », et comment on peut « vivre de la bêtise humaine ». Louis Blanc a constaté que ce fut là « tout le génie » de M. de Talleyrand. Ce fut aussi tout le génie des politiciens qui lui succédèrent avec beaucoup moins de savoir-vivre et d’élégance. A côté des politiciens, il y a les rhéteurs philosophes, écrivains, artistes, qui tirent sans fin sur la guimauve conformiste et forment le bataillon des « intellectuels-

consolateurs », comme les appelle Gorki, de l’indécrottable sottise bourgeoise. Mais « leur art, l’art du beau mensonge, leur art par excellence, n’a plus le pouvoir ni la force de cacher le cynisme malpropre de la réalité bourgeoise » (Gorki). L’idéalisme hypocrite dont ils parent leur rhétorique ne peut plus donner le change sur le grossier matérialisme de cette réalité. Les uns et les autres, les maîtres affairistes et les larbins intellectuels, ne sont plus que des ventres et des bas-ventres ; ils n’ont plus de cerveaux.

La sottise bourgeoise, expression d’une classe « condamnée à mort et qui le mérite entièrement, comme le mérite un bandit ou un assassin professionnel » (Gorki), a mis politiquement, depuis trente ans, sa suprême espérance dans la rhétorique jaurésiste, dernière sophistication démocratique qu’il est nécessaire de démasquer à l’usage des prolétaires encore confiants dans le verbiage politicien. C’est une page d’histoire qui n’est pas assez connue.

La rhétorique jaurésiste est née de l’affaire Dreyfus. Elle est l’explication de la faillite socialiste, dernier épisode de la banqueroute républicaine, car après elle il n’y a plus de choix qu’entre deux solutions . la dictature ou la révolution. L’opportunisme gambettiste avait commencé la banqueroute en livrant la République à la réaction sociale. Les radicaux l’avaient continuée. Ayant pris la place des gambettistes dégonflés comme revendicateurs de la République, ils avaient suivi la même voie qu’eux lorsque leur chef, M. Bourgeois, était entré dans le ministère Ribot, en 1893, entraînant son parti à liquider « entre camarades », le scandale du Panama. Un coup d’éponge magistral laissa impunies les voleries panamistes et. permit à leurs auteurs, par la solidarité politicienne, de demeurer au pouvoir et aux affaires parmi les parangons de la vertu civique ! C’est dans ces conditions particulièrement immorales que la République opportuniste et radicale, i nantie d’un si fâcheux concordat, continua. Mais il restait le parti socialiste, le parti de l’Internationale Ouvrière, le parti de la pureté politique, pour nettoyer les écuries d’Augias, balayer le régime qui n’avait plus de républicain que son titre, et dont les profiteurs étaient cyniquement statufiés sur les places publiques.

Lorsque l’affaire Dreyfus éclata, la voix puissante de Jaurès fit se lever les socialistes avec tous les « défenseurs de la justice ». L’heure était venue d’en finir avec une réaction et une corruption maintenues par des républicains défaillants. L’insolence des prétoriens et du Gesù était arrivée à son comble ; leur audace, encouragée par l’impunité, ne reculait même pas devant le faux et l’assassinat. L’affaire Dreyfus ne limitait pas sa portée aux réparations dues au déporté de l’île du Diable, citoyen quelconque victime d’une forfaiture comme il en était tant ; elle était un symbole, elle portait en elle toutes les revendications de la Vérité et de la Justice contre l’iniquité sociale, elle était la Révolution…

Ce fut alors au tour des socialistes de sauver la réaction. Waldeck-Rousseau, « syndic de faillite de l’affaire Dreyfus » (Rosa Luxembourg), présida à l’opération, comme Ribot avait présidé à celle du Panama. Millerand lui apporta le concours socialiste, comme Bourgeois avait apporté à Ribot le concours radical. Après des années de lutte, alors que la forfaiture était démasquée, que les faussaires, cloués au pilori de l’opinion, étaient près du châtiment, que tout l’édifice de boue et de honte de l’iniquité allait s’effondrer pour faire place à un monde nouveau, ce fut, le 19 décembre 1899, un nouveau coup d’éponge sur le crime, la loi d’amnistie graciant tout le monde, innocents et coupables, enlevant aux premiers les réparations qui leur étaient dues, soustrayant les seconds au châtiment qu’ils méritaient, bâillonnant une fois de plus la Véri-