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ces notions, pour soutenir que le blanc est noir, en même temps qu’il n’est ni blanc ni noir, pour semer la confusion au point que, même en se tâtant bien, les gens ne sont plus sûrs qu’ils existent. Les rhéteurs conduisent ainsi les sociétés qui s’abandonnent à eux au gâtisme et à la décomposition où elles s’écroulent généralement.

Les rhéteurs ont été de tout temps des gens qui ont réussi, aussi bien auprès des prétendues « élites », dont ils sont les fleurons, que des « foules stupides ». Ils possèdent plus que quiconque « l’art de traire les hommes », comme disait Molière. Grands et petits, riches et pauvres n’ont cessé de leur payer tribut. Ils furent appelés de bonne heure – et s’appelèrent eux-mêmes – sophistes, c’est-à-dire hommes habiles à discuter ; mais ils étaient surtout des « charlatans de l’esprit » (Voltaire), soutenant de faux raisonnements avec l’intention de tromper, et enseignant, moyennant finance, l’art de composer sur n’importe quel sujet, aussi capables de démontrer le faux que le vrai, de les faire passer l’un pour l’autre, et niant d’ailleurs toute différence entre la vérité et l’erreur. C’est par les rhéteurs que « la philosophie donne le moyen de parler vraisemblablement de toutes choses et de se faire admirer des moins savants. » (Descartes).

Par eux, le même moyen est donné à toutes les sciences, même les plus exactes. Il y a des sophistes capables de soutenir éternellement que deux et deux ne font pas quatre, comme M. Poincaré est capable d’écrire encore vingt volumes pour affirmer que « la mobilisation n’est pas la guerre », même quand elle fait dix millions de morts !

Dans l’Antiquité, le succès des sophistes fut immense. Plus que les véritables orateurs, ils entraînaient les foules ; car, sachant défendre avec un égal talent toutes les opinions, ils étaient certains d’être d’accord avec tout le monde. Ils n’avaient pas à redouter la ciguë que but Socrate et le poignard qui frappa Cicéron. Ils pullulèrent durant la décadence athénienne qu’ils précipitèrent. Ils connurent une fortune incroyable lorsque, passant d’Athènes à Rome, ils vinrent apprendre le beau langage et la corruption civilisée aux patriciens en les décrassant de leur rusticité. Ils firent tant que Caton les fit bannir de Rome, mais ils y revinrent comme des rats, et Crassus chercha vainement à réagir contre l’enseignement d’une ignorance et d’une oisiveté élégantes qu’ils répandaient parmi les classes riches. Il y avait déjà, en ce temps-là, un snobisme qui entretenait la sottise aux dépens de l’esprit et de la raison. Cantonné d’abord dans l’enseignement, le rhéteur se mêla de plus en plus de politique. Il s’imposa dans la tragédie antique où le chœur – vox populi – fut toujours de l’avis du dernier qui avait parlé. Rome vit la domination du tribun qui faisait ou défaisait la République à coups de gueule, en attendant de faire et de défaire les empereurs.

Les temps des décadences grecque et romaine avaient produit les rhéteurs philosophes et religieux, les sophistes coupeurs de fil en quatre, abstracteurs de quintessence, chevaucheurs de chimères qui se multiplièrent avec la sorcellerie chrétienne durant tout le Moyen Âge. Quand le christianisme primitif eut cessé de s’exprimer par la rude et magnifique voix de Jérôme et des premiers pères, il descendit peu à peu de leur éloquence, par les différents degrés de la rhétorique des Salvien, Hilaire de Poitiers, Ausone, Sidoine Apollinaire, Vincent de Lérins et nombre d’autres « fanatiques de mauvaise rhétorique » (Ph. Chasles), à la métaphysique théologique et scolastique, qui ne fut plus que l’effrontée justification des turpitudes ecclésiastiques. On ressuscita la méthode hébraïque du Bœuf sur le toit, des « pilpouls », des « débats dans l’irréel, des interminables discussions dans la chimère » (Couchoud). La rhétorique était alors passée chez les Gaulois. Ils furent toujours de remarquables bavards. Marseille était devenue l’Athènes des

Gaules après la conquête par Jules César, et les jeunes Romains venaient apprendre des rhéteurs de son école l’art des controversia et des suasoria. Quand la magnifique littérature du Moyen Âge eut tari ses sources populaires, elle tomba dans les niaiseries savantes et prétentieuses des « rhétoriqueurs » qui justifieraient la réforme de Malherbe.

Au XVIe siècle, la rhétorique théocratique inaugura, contre l’esprit de la Renaissance, les grands mensonges des temps modernes : guerre chrétienne, droit des gens chrétien, modération chrétienne, etc., dont Michelet a dit : « Toutes ces locutions doucereuses ont été biffées de nos langues par le sac de Rome, de Tunis et d’Anvers, par Pizarre et Cortès, par la traite des Noirs, l’extermination des Indiens. » Elles se sont retrouvées depuis 1789 dans la rhétorique démocratique qui a dit : guerre du Droit, Droits de l’homme, Liberté, Égalité, Fraternité, etc., locutions non moins doucereuses qui se trouvent elles aussi biffées des langues européennes par un siècle de démagogie politicienne, de brigandage colonial, de violations du droit des gens aboutissant à la guerre de 1914. La même imposture qui faisait parler un Bossuet « au nom de Dieu », quand il encourageait Louis XIV au massacre et à la proscription des hérétiques, a fait parler les Poincaré, les Guillaume, les Nicolas, les François-Joseph « au nom de leurs peuples » pour justifier leur crime de 1914.

Le temps de la Renaissance multiplia le type du rhéteur savantissime qui deviendrait l’académicien, et celui du rhéteur de carrefour qui exciterait les foules aux guerres de religion et aux assassinats pieux. La rhétorique des jésuites fabriqua alors la théorie du tyrannicide, qu’ils mirent hypocritement sous le couvert de la défense de la liberté. Ce fut une résurrection éphémère, mais sauvage, d’éloquence populacière qui dura jusqu’à la fin de la Fronde. Les tribuns populaires, muselés par le pouvoir royal, se réfugièrent alors au « théâtre de la foire », d’où ils étaient d’ailleurs sortis pour devenir « marmitons des jésuites » et confesseurs des rois.

Ils en ressortiraient quand la Révolution leur permettrait de ré-emboucher leur trompette et de faire régner la rhétorique politicienne qui submergerait le monde. Les rhéteurs académiques, bavards solennels mais consciences défaillantes, qui affecteraient de la mépriser, n’en feraient pas moins leur moyen de fortune auprès des « altesses » de la démocratie, en abandonnant les hauteurs sereines de la science pour descendre dans « la foire sur la place », et en laissant choir leur grande rhétorique de l’empyrée de la pensée dans les bas-fonds électoraux. On a vu ainsi, de nos jours, « le plus grand philosophe de notre époque » se faire le préfacier de M. Viviani et, dans le même temps, « les plus hautes consciences académiques » alimenter l’infecte prose du « bourrage de crâne ». La sottise sorbonique qui a dit : « La France a spiritualisé la matière, l’Allemagne a matérialisé l’esprit », et la tartuferie académique qui a opposé, avec des mouvements de menton, la « gentillesse française » à la « barbarie allemande », ne sont pas moins insanes que les cochonneries pieuses et patriotiques des bardes poussifs préposés à l’héroïsme des beuglants ».

La rhétorique religieuse que le Moyen Âge avait noyée dans la vaseuse métaphysique canonique et réservée à l’usage des gens d’église, devint mondaine à partir du XVIe siècle et prit les formes de l’académisme et du « bon goût », formes artistiques de l’hypocrisie de ceux qui commencèrent alors à s’appeler les « honnêtes gens ». Cela se fit sous la direction des jésuites qui se mirent à abrutir les cerveaux pour mieux dominer les corps, à faire de l’homme une marionnette sans âme, « un cadavre qui tombe si on ne le soutient » (Loyola). Aussi, la rhétorique religieuse demeura-t-elle plus que jamais « la suivante de la théologie et de la morale évangélique », comme disait Bossuet, sauf quelques