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par des paysans) devinrent tous des entreprises directes de l’État. L’État se mit à écraser, à anéantir le paysan resté propriétaire, même moyen ou petit. Par la force de la terreur et des armes, il rentra en possession effective et complète de tout le sol et transforma le paysan, non seulement en son fermier, mais en son serf. Ensuite, il groupa ces serfs en « collectivités » et les obligea de travailler pour lui. La majorité écrasante de la population paysanne se trouve aujourd’hui dans cet état de servage. Et, naturellement, une lutte à outrance, encore sourde, mais déjà, effective, des paysans contre leurs nouveaux maîtres, est entamée. Il est certain que les bolcheviks maintiendront leur « politique paysanne » actuelle de plus en plus difficilement. Depuis quelque temps, ils sont déjà de nouveau obligés de recourir largement à la force militaire pour forcer les paysans à se soumettre, à ne pas « saboter », à travailler, à ne pas cacher le blé, etc…

Eh bien ! Nous affirmons qu’une telle « collectivisation » n’est nullement la vraie solution sociale du problème agraire. Nous affirmons que le paysan ne sera gagné à la cause de la révolution sociale que par des moyens n’ayant rien de commun avec ce retour au servage moyenâgeux, retour qui remplace seulement le maître féodal par le maître État.

La « collectivisation » bolcheviste est loin d’être une « réalisation » socialiste. Elle est un système de violence inutile, un mécanisme sans âme, sans progrès, sans avenir.

Peut-on « construire » quoi que ce soit sur de telles bases ? Certainement non. Et les résultats du premier « plan quinquennal » le prouvent. En effet, me basant sur des données nettes, sur des faits et sur des chiffres précis, j’affirme que ce plan a fait une faillite lamentable, complète, et qu’aujourd’hui le gouvernement bolchevique se trouve devant la situation la plus tragique qu’il eût jamais à affronter. L’ « industrialisation » n’a abouti à aucun résultat appréciable. La « collectivisation » n’a amené qu’un accroissement de la misère et le retour d’une famine dont l’étendue et la gravité dépassent de beaucoup celles de 1924–1925. Le pays se débat dans une agonie épouvantable. Le pouvoir bolchevique ne se maintient qu’à l’aide d’une terreur policière, d’une tromperie, d’une démagogie inouïes, et d’une violence armée sans précédent. La dictature est acculée à un état de siège, entourée par une population épuisée, écrasée, désarmée, impuissante, mais hostile, prête à se soulever, à se révolter, à bondir sur ses oppresseurs à la moindre possibilité matérielle.

Dans ces conditions, parler d’une révolution terminée, d’une période constructive commencée, et d’une évolution positive des « fondements acquis », ce serait ne rien comprendre – ou plutôt ne rien vouloir comprendre – dans ce qui se passe en Russie actuelle.

Conclusions. — Ayant déjà tiré de nombreuses conclusions au cours même de mon exposé, je me bornerai ici à les compléter par quelques dernières réflexions qui me paraissent indispensables.

1° Tous ceux qui se demandent comment un pareil régime peut encore tenir, ne doivent pas oublier que, outre les raisons que j’ai déjà exposées, il en existe une très importante que voici : le Parti bolchevique compte aujourd’hui environ un million de membres et de sympathisants, qui forment, dans le pays, une couche – on pourrait même dire une classe – privilégiée. L’écrasante majorité de ces hommes sont jeunes, ignorants (donc, faciles à manier), brutaux, fiers, avides et jaloux de leur situation privilégiée, pleins de mépris pour les masses subjuguées et exploitées ; bref, ce sont de véritables « parvenus » et profiteurs du capitalisme étatiste. S’appuyant sur toute la force réunie de l’appareil politique, économique, militaire, policier, technique, scientifique et « moral » (presse,

etc.) qui se trouve entièrement entre leurs mains, profitant de l’épuisement et de l’état désorganisé des masses laborieuses, ces nouveaux maîtres pourront se maintenir au pouvoir assez longtemps (à moins de quelque choc brusque dont notre époque est si riche), jusqu’au jour où, d’une part, la « force » de l’ « appareil » tombera trop bas et, d’autre part, la puissance des masses remontera. On raconte qu’au début du bolchevisme, Trotski aurait répondu à quelqu’un qui exprimait des doutes sur la longévité du régime : « 300.000 nobles ont maintenu ce peuple en obéissance, pendant trois siècles ; pourquoi donc 300.000 bolcheviques ne pourraient-ils faire autant ? ». Ce petit colloque n’est, peut-être, qu’une légende. Mais cette légende exprime quelque chose de très concret. D’ailleurs, Mussolini et, tout dernièrement, Hitler l’ont suffisamment prouvé. Les grèves et les révoltes sont assez fréquentes en U.R.S.S. Elles sont impitoyablement réprimées, et le gouvernement n’en souffle pas mot.

2° Ceux qui excusent – et même justifient – le bolchevisme en raison des difficultés qu’il eut à surmonter, et surtout en raison de l’ « entourage capitaliste », ne doivent pas oublier que : A) justement en Russie – vu son étendue, ses richesses immenses, la faiblesse de sa bourgeoisie, etc. –, une vraie révolution, complète, belle, facilement triomphante et humanitaire, était possible malgré l’entourage capitaliste, qui, à notre époque, n’y pourrait rien ; et B) que la carence de la révolution russe devant cet entourage capitaliste est imputable au bolchevisme lui-même.

3° Le bolchevisme n’est qu’un égarement, une erreur, une étape négative (donc, à surmonter) dans la Révolution russe et aussi dans le développement de la révolution mondiale. Il a sa place historique dans la période destructive et négative – et non pas créatrice et positive – de cette dernière. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le préciser, il y a quelques années (Choses vécues, dans la Revue anarchiste des années 1922–1924), un point important de cette période est la destruction totale de tout ce qui forme, dans la lutte décisive entre le vieux et le nouveau monde, le milieu modéré, vacillant, mou et vague (destruction du socialisme modéré) ; un autre point important est la destruction du principe politique, étatiste, dictatorial dans la révolution sociale (destruction du bolchevisme, après son expérience négative vécue). La révolution sociale ne pourra trouver son vrai chemin qu’après avoir fait table rase aussi bien du socialisme que du bolchevisme, après avoir renoncé à l’un comme à l’autre. C’est en partie le fascisme qui, historiquement, s’en charge et prépare le terrain… non pas au bolchevisme, comme d’aucuns le pensent, mais, en fin de compte, à la vraie révolution sociale. Car le fascisme contribuera puissamment à la destruction définitive du principe étatiste et dictatorial, en dépit de ses aspirations opposées. Et si le bolchevisme – c’est-à-dire le communisme autoritaire – le remplace (ce qui est possible), l’avènement de ce dernier ne sera pas, non plus, décisif ni même durable : ce sera, tout simplement, une expérience négative de plus.

4° Nous pouvons rassembler et résumer ici, en deux mots, quelques déductions de détail parsemées le long de cet exposé :

a) Ce n’est ni une « élite », ni un parti politique, ce ne sont pas Lénine ou Trotski qui ont fait la révolution (interprétation de tous les autoritaires : bourgeois, socialistes et « communistes » qui, psychologiquement, ne peuvent pas concevoir les choses d’une autre façon), mais les vastes masses armées du peuple laborieux des villes et de la campagne. Le Parti bolchevique sut en profiter pour monter au pouvoir ;

b) Après avoir commencé la révolution, les masses ont commis l’erreur fondamentale de confier ses destinées à un Parti politique, à un gouvernement, à une