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sillés, et l’État, définitivement armé, blindé, bureaucratisé, capitalisé, établit résolument son omnipotence. Toutes ces péripéties n’avaient plus rien de commun avec la révolution sociale et les aspirations des mas ses travailleuses.

Le second mouvement révolutionnaire antibolcheviste, de très vaste envergure, fut celui de l’Ukraine, connu sous le nom de « mouvement makhnoviste ». déjà cité au cours de notre exposé. Plusieurs départements, avec une population de 7 millions d’hommes environ, furent plus ou moins englobés dans ce mouvement qui dura de 1918 à 1921 et qui défendit crânement la révolution sociale contre tous ses ennemis, contre tous ses faussaires et fossoyeurs, y compris les bolcheviks.

Il m’est absolument impossible de faire ici une étude, même sommaire, de cette épopée vraiment exceptionnelle dans les annales révolutionnaires. Une pareille étude sommaire ne donnerait rien. Une analyse complète demanderait au moins un volume. Je ne puis que renvoyer, une fois de plus, le lecteur s’y intéressant, au livre de P. Archinoff : Histoire du mouvement makhnoviste. S’il ne l’a pas encore lu, il y trouvera un excellent exposé du mouvement, suffisamment complet. Si, au contraire, il l’a lu, il a une idée exacte des événements.

Ayant pris part, personnellement, pendant quelques mois, à ce mouvement, je tiens à formuler ici certaines appréciations et conclusions que j’en ai tirées et que je considère comme importantes pour tout lecteur cherchant à se faire une idée, autant que possible juste et nette, des différentes phases et des divers aspects de la révolution russe. Et je m’y bornerai.

Le mouvement makhnoviste fut un élan révolutionnaire sublime de vastes masses laborieuses — ouvrières et paysannes — lesquelles, sous l’influence, d’une part, des événements ukrainiens très particuliers, et, d’autre part, de l’idéologie anarchiste propagée dans le pays par des camarades actifs (surtout par ceux de la Confédération du « Nabat » ) et représentée par plusieurs guides du mouvement lui-même (dont N. Makhno fut le plus influent), menèrent une lutte désintéressée, héroïque et inégale pour la vraie révolution sociale intégrale, antiétatiste et antiautoritaire, centre toutes les forces qui lui étaient opposées, donc aussi contre les bolcheviks, jusqu’à l’épuisement complet.

Les constatations les plus importantes qu’on peut tirer de cette épopée extraordinaire, sont les suivantes :

1° L’idée anarchiste n’est ni une utopie ou une fantaisie, ni un idéal trop lointain, inaccessible aux masses actuelles, réalisable à peine dans des centaines d’années. Quand les circonstances favorables sont là, quand les masses laborieuses ont la possibilité de faire elles-mêmes leur révolution, et quand leur activité libre et consciente est éclairée, secourue, librement guidée par l’idée anarchiste, cette dernière leur devient vite familière et chère. Elles saisissent facilement et rapidement sa profonde vérité ainsi que son essence concrète. Et alors, l’idée s’incarne en un beau mouvement réel, animé d’un élan sublime, capable de toutes les réalisations les plus audacieuses. Ainsi, sous certaines conditions données, les aspirations anarchistes deviennent normalement, naturellement, activité concrète des masses laborieuses.

2° Lorsque les masses accomplissent elles-mêmes leur révolution, elles sont parfaitement capables de résoudre tous ses problèmes, de surmonter toutes ses difficultés et de la mener à bon port. Ni les « difficultés sans nombre », ni les obstacles les plus ardus, ni même l’ « entourage capitaliste », avec ses blocus et ses menaces, ne sont pas bien redoutables pour elles Il n’y a, alors, qu’une seule force qui peut les écra-

ser : c’est la force brutale des armes. Mais cette force ne prouve rien. Et puis, les masses en vraie révolution vendent cher leur liberté. Et, enfin, face à une vraie révolution, la force armée est mie épée à deux tranchants.

3° Pour faire leur vraie révolution, les masses n’ont aucun besoin de partis politiques, d’élites gouvernantes ou dirigeantes, etc… Par rapport à tous ceux qui possèdent de l’instruction, des connaissances techniques, économiques, sociales ou autres, de la culture intellectuelle, des aptitudes spéciales, etc…, les masses laborieuses n’ont besoin que de leur aide — libre, bénévole, désintéressée. Ce ne sont pas les « élites », mais les millions d’hommes qui, avec leurs intelligences, leurs connaissances, leurs aptitudes et leurs activités variées, fécondes et combinées, sont seuls à même de mener à bien la révolution sociale. Les « élites » n’ont qu’à les aider, et non pas à les gouverner.

4° Faisant leur vraie révolution, les masses laborieuses se débarrassent sans aucune difficulté, et sans aucune contrainte, de tous les préjugés : nationaux, religieux ou autres. Ce n’est pas la contrainte gouvernementale qui tue ces préjugés, mais le libre élan et le succès de la vraie révolution faite par les masses elles-mêmes.

De même que le bolchevisme a pleinement confirmé le côté critique, négatif, de la doctrine anarchiste, l’épopée makhnoviste confirma ses côtés positifs et constructifs.

On a souvent reproché au mouvement makhnoviste sa spontanéité exagérée, le manque de cohésion et, surtout, l’absence, dans son sein, d’une organisation ouvrière syndicale. Il n’y a pas de doute que si le mouvement avait eu le temps et la possibilité matérielle de s’appuyer sur une vaste organisation syndicale révolutionnaire, il aurait gagné beaucoup on ampleur, en profondeur et en vigueur. J’ai déjà dit plus haut que l’absence d’organismes ouvriers expérimentés fut, à mon avis, l’une des raisons de la non-réussite de l’idée anarchiste dans la révolution russe.

L’existence, très agitée du mouvement makhnoviste, les déplacements perpétuels de ses forces vitales, et, enfin, sa courte durée, l’empêchèrent de s’occuper de près du problème syndical. D’ailleurs, le mouvement avait, incontestablement et naturellement, ses côtés faibles. Mais, en comparaison avec sa base saine et solide, ces défauts n’avaient pas une importance capitale. Et c’est pourquoi nous ne nous y arrêtons pas ici. L’analyse de ces défauts, très instructive sans aucun doute, devrait avoir sa place dans un ouvrage spécial.

Au lecteur qui voudrait faire une connaissance plus approfondie du mouvement makhnoviste, nous pouvons recommander encore les mémoires de N. Makhno lui-même, qu’il a récemment commencés. (Un ou deux volumes en ont paru en français).


Peut-on considérer la révolution russe de 1917 comme terminée en tant que révolution ? Autrement dit, sa période constructive, a-t-elle effectivement commencée, et son avenir, peut-il être conçu comme une évolution logique et positive des fondements jetés aujourd’hui ?

À cette question, je réponds par un non catégorique. Tout ce qui précède, explique déjà cette réponse. Mais je voudrais insister, ici, sur deux points d’une importance primordiale :

1° On ne peut pas concevoir la révolution russe (je parle toujours de la révolution de 1917) comme un événement isolé nationalement ou historiquement. Il est certain qu’elle fait partie d’un immense processus social, d’envergure mondiale, qui vient de commencer et dont elle est, pour ainsi dire, l’introduction. Elle est donc étroitement liée aux événements mondiaux. Elle exerce sur eux une certaine influence. A son tour, son