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leurs pacifiquement, en protestant contre la conduite du gouvernement et en formulant des réclamations décisives au nom du salut révolutionnaire. Naturellement, le gouvernement bolcheviste ne céda pas. Il attaqua Cronstadt avec des armes et noya le mouvement dans le sang. L’histoire future mettra à jour toutes les péripéties de cette lutte inégale et héroïque au cours de laquelle les bolcheviks se trouvèrent, cependant, à un cheveu du péril. Cette lutte fut terrible. Les révoltés défendirent finalement chaque maison, chaque pouce de terrain. Ils succombèrent sous la force des « jnnkers rouges » et payèrent cher leur noble geste. Des centaines de cadavres, d’autres centaines de prisonniers assassinés lentement dans les geôles bolchevistes, tel fut le bilan de la révolte. L’atrocité de la répression dépassa toute imagination.

Ce qui nous intéresse ici, c’est, d’abord, la façon écœurante dont cette révolte fut calomniée à travers le monde par le gouvernement bolcheviste. On la qualifia effrontément comme une mutinerie contre-révolutionnaire. Ce fut un mensonge de plus dans tout le système mensonger des bolcheviks. Un jour, l’histoire dégagera et proclamera hautement la vérité entière sur la « Commune de Cronstadt » et sur le rôle de Trotzky, le « Galliffet rouge ». Mais je voudrais fournir ici-même quelques preuves du caractère révolutionnaire du soulèvement.

1° Au cours de la révolte, le Comité Révolutionnaire publiait un journal où l’on imprimait tous les appels, déclarations, manifestes, ou autres documents relatifs au mouvement. Il est regrettable que toute cette documentation ne soit pas encore recueillie et publiée en langues étrangères. (Elle existe pourtant en langue russe.) Les ouvriers européens devraient demander au gouvernement bolcheviste de le faire. Cette publication serait, édifiante. Naturellement, les bolcheviks ne lu feront pas. Mais, leur refus obstiné serait déjà un aveu concluant. Ayant sous la main quelques-uns de ces documents, je me permettrai de citer, ici, quelques lignes de l’un des premiers appels du Comité Révolutionnaire de Cronstadt, en date du 2 mars 1921 :

» A la population de la forteresse et de la ville
de Cronstadt
.

____» Camarades et Citoyens !

» Notre pays traverse une période difficile. Voici déjà trois ans que la famine, le froid et le chaos économique nous tiennent dans un étau terrible. Le parti communiste qui gouverne le pays, s’est détaché des masses et s’est révélé impuissant à sortir le pays d’un étal de débâcle générale. Le parti n’a tenu aucun compte des troubles qui viennent d’avoir lieu à Pétrograd et à Moscou, et qui prouvent clairement qu’il a perdu la confiance des masses ouvrières. Il n’a tenu, non plus, aucun compte des réclamations formulées par les ouvriers. Il considère ces réclamations comme des résultats des menées contre-révolutionnaires. Il se trompe profondément. Ces troubles, ces réclamations — c’est la voix du peuple entier, de tous les travailleurs. Tous les ouvriers, tous les marins, tous les soldats rouges voient nettement, aujourd’hui, que, seuls, les efforts communs, seule la volonté commune des travailleurs, pourront donner au pays du pain et du charbon, pourront vêtir et chausser le peuple, pourront sortir la république de l’impasse où elle se trouve. » Ensuite, l’appel recommande à tous de maintenir partout l’ordre révolutionnaire, d’organiser « sur des hases justes » les nouvelles élections au Soviet local et de prendre garde aux menaces du gouvernement. (Préalablement, les délégués de toutes les organisations ouvrières, de marins et de soldats, réunis en une assemblée générale, créèrent ce Comité Révolutionnaire. Provisoire, chargé de gérer les affaires de la ville et de la forteresse, et de veiller sur leur sécurité.)

D’autre part, dans une résolution adoptée la veille par l’assemblée générale des marins, on demandait au gouvernement, entre autres : « La liberté de la parole et de la presse pour les ouvriers et les paysans, pour les anarchistes et pour les partis socialistes de gauche » ; « la liberté des réunions et des organisations professionnelles, ouvrières et paysannes » ; « la mise en liberté de tous les détenus appartenant aux partis socialistes ainsi que de tous les ouvriers, paysans, soldats et marins emprisonnés en liaison avec des mouvements ouvriers et paysans » ; « le choix d’une commission chargée de reviser les affaires de tous les détenus dans les prisons et les camps de concentration », etc…

2° Le journal qui paraissait à Cronstadt pendant le mouvement, était rempli de déclarations des membres du parti communiste, lesquels dévoilaient la faillite révolutionnaire du bolchevisme, rompaient avec le parti et se solidarisaient avec le mouvement. Ces déclarations étaient si nombreuses que, finalement, on dut les grouper, faute de place.

3° Les membres du Comité Révolutionnaires étaient de simples marins — ouvriers ou paysans — de tendance gauche. Le président du Comité, Petritonenko, était un anarchisant.

4° J’ai encore une petite preuve personnelle, mais assez éloquente, de l’orientation révolutionnaire du mouvement de Cronstadt. Etant à ce moment en prison, j’ai su qu’une délégation du Comité Révolutionnaire était venue à Pétrograd dans l’intention d’emmener à Cronstadt notre camarade d’alors, Iartchouk, et moi, tous les deux connus à Cronstadt. Le Comité voulait que nous vinssions l’aider dans sa tâche. (Il ne savait pas que, tous les deux, nous étions en prison.) Il est évident qu’un mouvement contre-révolutionnaire ne songerait jamais à demander le concours des anarchistes.

J’ai cité ici au hasard quelques faits significatifs. Mais je répète que seule une publication complète de la documentation relative au mouvement pourrait faire éclater toute la tragique vérité. Il existe une excellente brochure sur le soulèvement de Cronstadt, par Alexandre Berkman, assez documentée. Je l’ai lue en anglais. Je ne sais pas si elle existe en français. Ce qui nous intéresse ensuite, ce sont les conséquences des événements cités.

Lénine n’a rien compris au mouvement de Cronstadt. Il eut peur et proclama, quelques jours après les événements, sa fameuse « "nouvelle politique économique » : le NEP. Ce dernier octroya une certaine liberté à l’activité économique de la population. Mais, le sens même de cette « liberté » fut complètement faussé. Au lieu d’une libre activité créatrice des masses (ce que réclamait Cronstadt), ce fut la « liberté » pour certains individus de faire du commerce et de s’enrichir. On a souvent considéré le NEP comme un recul stratégique permettant de fortifier les positions acquises, comme un genre de « répit économique » analogue au « répit militaire » de l’époque de Brest-Litovsk. C’est possible. En tout cas, le NEP ne changea rien dans l’état général des choses. Il trompa quelques milliers de naïfs ; il berça de faux espoirs certaines couches de la population; il fit accumuler des montagnes de bêtises à l’étranger. Les quelques années de NEP permirent surtout à l’Etat d’augmenter, en attendant, ses forces matérielles et militaires, de créer, en silence, son appareil administratif, politique, bureaucratique et néo-bourgeois, de se sentir définitivement fort pour serrer tout dans sa poigne de fer. Si l’on veut parler du « recul » dans ce sens, c’est exact. Bientôt après la mort de Lénine (en 1924) et l’avènement — en résultat de quelques luttes intestines — de Staline, le NEP. fut supprimé, les « nepmans » arrêtés, déportés ou fu-