blement, ces derniers n’arrivaient pas à le faire en temps opportun. Comme résultat : ou les villes restaient sans combustible, ou ce dernier était payé fantastiquement cher, car le travail devenait très pénible et les routes impraticables à partir du mois de septembre. Parfois aussi, on obligeait les paysans de fournir du bois, tout simplement, par ordre militaire. — Je pourrais couvrir des dizaines de pages d’exemples de ce genre puisés au petit hasard dans tous les domaines de l’existence. Production, répartition, transports, commerce, etc., etc., — partout c’était la même chose : les masses n’avaient aucun droit d’agir de leur propre initiative, et les administrations se trouvaient constamment en faillite. Les villes manquaient de pain, de viande, de lait, de légumes… La campagne manquait de sel, de sucre, de produits industriels… Des vêtements pourrissaient dans les stocks des grandes villes. Et la province n’avait pas de quoi s’habiller… Désordre, chaos, incurie, impuissance partout et en tout…
Le résultat psychologique d’un tel état de choses est facile à comprendre. Peu à peu, les masses se détournèrent du bolchevisme. Le mécontentement grandissait de jour en jour. Ce mécontentement servit de base à de vastes mouvements contre-révolutionnaires et les alimenta. La réaction en profita avec empressement. De grandes campagnes armées prirent pied, ourdies par les classes privilégiées vaincues, soutenues par la bourgeoisie des autres pays, dirigées par des généraux de l’ancien régime.
Le lecteur comprend maintenant pourquoi les soulèvements des années 1919 et 1920 portèrent un caractère autrement sérieux que les résistances spontanées et insignifiantes de 1917-1918. Le premier grand mouvement « blanc », dirigé militairement par le général Dénikine (1919), envahit rapidement toute l’Ukraine et une grande partie de la Russie centrale. A un certain moment, l’armée blanche, battant et refoulant les troupes rouges, atteignit la ville d’Orel, près de Moscou, de sorte que le gouvernement bolcheviste s’apprêtait déjà à fuir. La durée et l’éventualité de triomphe de ce mouvement s’expliquent aisément par les sympathies d’une grande partie de la population, par la haine croissante du bolchevisme, bref, par les raisons que nous venons d’analyser. Le second mouvement, celui de Wrangel (1920), trouva une ambiance encore plus favorable et fut, à un moment donné, encore plus dangereux pour les bolcheviks que celui de Dénikine, toujours pour les mêmes raisons.
Toutefois, les deux mouvements échouèrent. Celui de Dénikine s’écroula d’un bloc. Son armée, arrivée « aux portes de Moscou », dut subitement et précipitamment battre en retraite vers le sud. Là, elle disparut, ensuite, dans une débâcle catastrophique. (Ses quelques débris, errant un peu partout, furent peu à peu liquidés par des détachements de l’armée rouge descendus du nord sur les traces des fugitifs.) Détail curieux et significatif : pendant au moins 24 heures, le gouvernement bolcheviste à Moscou, pris lui-même de panique, ne voulait pas croire à la retraite des troupes Dénikiniennes, n’en saisissant pas la raison, ne pouvant pas s’expliquer le fait. (Il eut l’explication exacte beaucoup plus tard.) Se rendant, enfin, à l’évidence, il respira et dépêcha des régiments rouges à la poursuite des blancs. Le mouvement de Dénikine était brisé. Celui de Wrangel, surgi un an plus tard, remporta d’abord, lui aussi, quelques gros succès. Sans être parvenu à atteindre Moscou, il inquiéta, cependant, le gouvernement, peut-être plus encore que le raid de Dénikine ; car la population, de plus en plus dégoûtée du bolchevisme, n’avait nullement l’air de vouloir’livrer une résistance sérieuse à ce nouveau mouvement anti-bolcheviste ; et, d’autre part, le gouvernement ne pouvait compter beaucoup sur sa propre armée. Néanmoins, après les succès du début,
Quelles furent donc les raisons de ces revirements presque miraculeux, de cet échec final des campagnes qui avaient commencé avec tant de succès ? Une analyse plus ou moins complète de ces mouvements demanderait des volumes. Je regrette de ne pouvoir les traiter ici autrement que grosso modo. Mais il est absolument nécessaire de leur consacrer quelques lignes, car les vraies causes et les circonstances particulièrement significatives de ces flux et reflux, sont, d’une part, peu connues, et, d’autre part, sciemment défigurées par des auteurs intéressés.
En peu de mots, les raisons principales des faillites retentissantes du mouvement « blanc » furent les suivantes :
D’abord, l’attitude maladroite, cynique et provocante des autorités, des chefs et des meneurs du mouvement. A peine vainqueurs, tous ces messieurs s’installaient dans les régions conquises en véritables dictateurs. Menant, le plus souvent, une vie de débauche ; impuissants, eux aussi, à organiser une vie normale ; bouffis d’orgueil, pleins de mépris pour le peuple laborieux, ils faisaient brutalement comprendre à ce dernier qu’ils entendaient bien restaurer l’ancien régime, avec toutes ses beautés. La terreur « blanche » et les représailles sauvages commençaient partout sans délai. Les anciens propriétaires fonciers et industriels, chassés ou partis lors de la révolution, revenaient avec les armées et se hâtaient de rentrer en possession de « leurs biens ». Bref, le système absolutiste et féodal d’autrefois réapparaissait brusquement.
Une pareille attitude provoquait vite chez les masses laborieuses une réaction psychologique inverse. Un autre facteur entrait tout de suite en vigueur. En effet, les masses craignaient le retour du tsarisme et du « pomestchik » beaucoup plus que la continuation du bolchevisme. Avec ce dernier, elles pouvaient, malgré tout, espérer arriver à certaines améliorations, à des perfectionnements et, finalement, à une vie libre et heureuse. Tandis qu’il n’y avait rien à espérer d’un retour du tsarisme. Les paysans surtout qui, à cette époque, profitaient, au moins en principe, de l’extension des terres disponibles, s’effrayaient à l’idée de devoir rendre ces terres aux anciens propriétaires.
Ainsi, la révolte contre les « blancs » reprenait au lendemain même de leur victoire. Les masses organisaient vite une résistance acharnée. Et, en fin de compte, des détachements, et même des armées de partisans créées en hâte et soutenues par la population laborieuse tout entière, infligeaient aux « blancs » des défaites écrasantes. (À cette époque, la population pouvait encore garder les armes. Plus tard, les autorités bolchevistes l’obligèrent partout de les rendre.)
L’armée qui, matériellement, contribua le plus à l’écrasement des forces de Dénikine et de Wrangel, fut celle connue sous le nom d’armée « makhnoviste », car elle était commandée par l’anarchiste Nestor Makhno. Combattant au nom d’une société libertaire, obligée de lutter simultanément contre toutes les forces d’oppression, les blanches et les rouges, elle arrêtera notre attention un peu plus loin lorsque nous parlerons de l’autre résistance au bolchevisme, résistance « de gauche ». Mais, parlant de la réaction « blanche », précisons ici même que la raison qui força Dénikine de lâcher Orel et de battre précipitamment en retraite — raison que le gouvernement bolcheviste apprit plus tard — fut justement la défaite décisive infligée par l’armée makhnoviste aux arrières-gardes de Dénikine, près du village Pérégonovka, dans les parages de la petite ville d’Ouman (gouvernement de Kiew). Me trouvant, à ce moment, à l’armée de Makhno, je puis témoigner que le raid fameux de son armée, — raid qui suivit cette bataille, — coupa en deux les forces de Dénikine, sépa-