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non pas combattre ce gouvernement, mais simplement douter de son infaillibilité, le critiquer, le contredire, le blâmer en quoi que ce soit, est regardé comme son ennemi et, partant, comme ennemi de la vérité, ennemi de la révolution : « contre-révolutionnaire » !… Il s’agit là d’un vrai monopole de l’opinion. Toute opinion autre que celle de l’Élite (du gouvernement), est considérée comme hérésie, hérésie dangereuse, inadmissible, criminelle. Et alors, logiquement, immanquablement, c’est le châtiment des hérétiques qui intervient : la prison, l’exil ou le poteau d’exécution. Les syndicalistes et les anarchistes, farouchement persécutés, rien que parce qu’ils osent avoir une opinion indépendante sur la révolution, en savent quelque chose… Et si le lecteur désire avoir des détails et des précisions sur cette répression sauvage, barbare, des révolutionnaires libertaires par l’inquisition sociale bolcheviste, il n’a qu’à parcourir la brochure éditée par la « Librairie Sociale », en 1923, sous le titre : Répression de l’Anarchisme en Russie Soviétique, ou lire, dans la presse périodique anarchiste, des extraits du Bulletin publié, à des intervalles réguliers, par le Fonds de Secours de l’A. I. T. (Association Internationale des Travailleurs, anarcho-syndicalistes) aux anarchistes et anarcho-syndicalistes emprisonnés ou exilés en Russie.

(D’aucuns prétendent que l’une des prouesses du bolchevisme a été l’émancipation de la femme, l’abolition du mariage légal, la reconnaissance du droit à l’avortement. Cette affirmation repose sur l’ignorance complète des faits. Comme le lecteur put le voir au début de cette étude, longtemps avant la révolution de 1917, les milieux intellectuels et ouvriers russes professaient des idées très avancées en cette matière. Dans presque tous les milieux russes il était entendu que la femme était l’égale de l’homme et pouvait disposer librement de son amour, de son corps. De sorte que tout gouvernement issu d’une révolution était obligé de sanctionner cet état des choses. Il n’y a rien de spécifiquement bolcheviste dans cette « prouesse », et le mérite des bolcheviks y est très modeste. D’autre part, le mariage légal n’est nullement supprimé en U. R. S. S. : il est simplifié ou, plutôt, il est devenu un mariage civil, tandis que, avant, le mariage légal en Russie était obligatoirement religieux. — On prétend aussi que le bolchevisme a eu raison des préjugés religieux. C’est une erreur dont la source est la même que dans le cas précédent : ignorance des faits concrets. Le gouvernement bolcheviste a réussi, par la terreur, à supprimer le culte public de la religion, pas plus. Quant au sentiment religieux, loin de l’avoir extirpé, le bolchevisme, avec ses méthodes et ses résultats, l’a, au contraire, soit rendu plus intense, chez les uns, soit simplement transformé, chez les autres. Ajoutons que, déjà avant la révolution de 1917, et surtout depuis 1905, le sentiment religieux, dans les masses populaires, se trouvait en plein déclin, ce qui ne manqua pas d’inquiéter sérieusement les popes et les autorités tsaristes. Le bolchevisme réussit plutôt à le raviver. La religion sera tuée non pas par la terreur, mais par la réussite effective de la vraie révolution sociale, avec ses conséquences heureuses.

Je laisse maintenant au lecteur lui-même le soin de répondre à la question posée plus haut, notamment : Un système tel que je viens de le décrire, peut-il mener et aboutir à une transformation sociale dans le sens de l’affranchissement des travailleurs ? Peut-il favoriser cet affranchissement ? Peut-il sauver l’humanité ? Quant à nous, notre opinion est faite : nous affirmons catégoriquement que le bolchevisme, c’est-à-dire la tentative d’accomplir la révolution sociale à l’aide d’une dictature gouvernementale et d’un État, ne pourra jamais aboutir à autre chose qu’à une réaction sociale épouvantable.

Mais nous sommes obligés de constater encore un fait, important : l’impuissance complète de ce système,

même en tant que capitalisme d’État. Sans pouvoir entrer ici dans les détails, je dois affirmer, en effet, — ceci en pleine connaissance de cause, — que la prétendue « industrialisation » du pays aboutit à quelques érections et constructions impraticables et inutiles ; que le fameux « plan quinquennal » est en train de s’effondrer dans une faillite ahurissante ; et que la soi-disant « collectivisation » étatiste de l’agriculture n’est autre chose qu’une immense entreprise de servage militarisé, qui ne pourra jamais donner des résultats autres que la famine et la misère générales. J’en reparlerai, d’ailleurs, dans quelques instants.

Beaucoup de gens « de gauche » — même avertis — prétendent qu’il faut se taire sur ces résultats lamentables du bolchevisme, ceci pour plusieurs raisons que voici :

1° « Les bolcheviks ont été historiquement obligés de faire leur révolution. S’ils ne l’avaient pas faite, ç’aurait été la réaction à brève échéance. Par la suite, ils ont fait ce qu’ils ont pu faire dans un pays arriéré, au milieu des difficultés sans nombre. »

Cette opinion est une simple hypothèse, pas plus. Je ne la partage nullement. A mon avis, dans les conditions données — une réaction était impossible en Russie ; et si les bolcheviks, après leur prise du pouvoir, n’avaient pas arrêté et déformé le vrai, le grand élan révolutionnaire, les masses laborieuses, aidées par les éléments intellectuels désintéressés (il y en avait), et surtout par les libertaires, auraient fini par accomplir la révolution sociale intégrale. C’est une hypothèse comme la première. Les événements vécus me la dictent. Il est impossible de savoir laquelle des deux est la juste, car il.est impossible de savoir « ce qui se serait passé si les bolcheviks n’existaient pas ». Donc, passons…

2° « Les bolcheviks ont, tout de même, accompli une tâche formidable. Ils ont démontré la possibilité de vaincre le capitalisme, ils ont porté à ce dernier un coup dur, ils ont ébranlé le monde. »

Je ne partage nullement ce point de vue. Ce ne furent pas les bolcheviks, mais les masses anonymes qui accomplirent des tâches formidables. Elles ont commis, ensuite, cette erreur fondamentale de confier les destinées de la révolution au parti bolcheviste, à son gouvernement, à l’État. Les bolcheviks en ont profité — comme tant de politiciens avant eux — pour castrer la vraie révolution. Voilà la vérité. Ayant pris une part active à la révolution, d’abord dans le nord, ensuite dans le sud du pays, je pourrais remplir des centaines de pages pour démontrer, par des faits précis tirés de tous les domaines, la vaillance, la capacité, l’activité extraordinaires des masses, d’une part et, d’autre part, la défaillance, l’incapacité des bolcheviks et, surtout, la contre-activité méthodique, froide, implacable, criminelle, avec laquelle ils brisèrent l’élan des masses. L’écrasement du mouvement dit « makhnoviste » en fournit un exemple frappant, et de vaste envergure. La lecture de l’Histoire du mouvement Makhnoviste (par P. Archinoff) fixerait suffisamment tout lecteur impartial. Mais, à part ce grand exemple, combien pourrait-on citer de petits faits quotidiens, banaux, puisés au hasard dans les annales de la révolution, faits de moindre importance, mais dont la signification est la même !…

Ce sont les masses du peuple — et non pas les bolcheviks — qui ont prouvé la possibilité de vaincre le capitalisme.

Les bolchevick n’ont rien « ébranlé », puisque, quinze ans après leur « révolution », c’est toujours la réaction qui règne partout. Pourtant, la révolution russe aurait pu vraiment « ébranler le monde » si elle avait abouti à un résultat complet et concret. Les bolcheviks l’en ont justement empêché.