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latents, le peuple travailleur leur accorda sa confiance et son concours.

La lutte entre les deux idées fut inégale.

Comme nous l’avons vu, les masses laborieuses soutinrent le parti communiste dans sa lutte pour le pouvoir. Fin octobre 1917, ce parti attaqua le faible gouvernement de Kérensky et le renversa. Le nouveau gouvernement bolcheviste s’installa immédiatement sur le trône disponible. Lénine fut son chef. C’est à ce dernier et à son parti qu’incomba désormais la tâche de faire face à tous les problèmes de la révolution.

L’idée étatiste l’emporta. C’est elle qui allait faire ses preuves. Nous verrons tout à l’heure comment elle les a faites.

D’après la thèse libertaire, c’étaient les masses laborieuses elles-mêmes qui devaient, par leur action vaste et puissante, s’appliquer à la solution des problèmes reconstructifs de la révolution sociale. Le rôle des « élites », tel que le concevaient les libertaires, devait se borner à aider les masses, à les enseigner, à les conseiller, à les pousser vers telle ou telle autre initiative, à les soutenir dans leur action, mais surtout à ne pas les diriger gouvernementalement. L’idée fondamentale des libertaires était celle-ci : la solution heureuse des problèmes de la révolution sociale ne pourrait être que l’œuvre collective des millions d’hommes y apportant leurs initiatives, leurs forces, leurs capacités, leurs aptitudes, leurs connaissances vastes, variées et fécondes. Par l’intermédiaire de leurs organismes multiples et variés, et par la fédération de ces organismes, les masses laborieuses devaient, d’après les libertaires, pouvoir effectivement pousser en avant la révolution sociale et arriver à la solution pratique de tous ses problèmes.

La thèse bolcheviste était diamétralement opposée. D’après les bolcheviks, c’était l’élite, le gouvernement (dit « ouvrier » et exerçant la soi-disant « dictature du prolétariat » ) qui devait s’appliquer à pousser en avant la transformation sociale, à résoudre ses formidables problèmes. Les masses ne devaient qu’aider cette élite, en exécutant ses décisions, ses décrets, ses ordres et ses lois.

En définitive, ce fut un gouvernement d’intellectuels, de doctrinaires marxistes, qui s’installa au pouvoir et commença son action par des décrets et des actes que les masses étaient sommées d’approuver et d’appliquer.

Ce gouvernement fonctionna. L’action étatiste commença.

Tout au début, le gouvernement et son chef, Lénine, faisaient mine d’être de fidèles exécuteurs de la volonté du peuple travailleur, en tout cas, de devoir justifier devant ce peuple leurs décisions, leurs gestes et leurs actes. (Ainsi, par exemple, Lénine crut nécessaire de justifier la dissolution de la Constituante devant l’Exécutive des Soviets.) Cela a marché assez bien jusqu’au jour où la volonté du « gouvernement » entra, pour la première fois, en conflit avec celle du « peuple ».

Ce fut à l’occasion de l’offensive allemande, en février 1918.

Au lendemain de la révolution d’octobre, l’armée allemande qui opérait contre la Russie, resta quelques temps inactive. Le commandement allemand hésitait, attendait les événements, délibérait, menait des pourparlers. Mais, en février 1918, il se décida et déclencha une offensive contre la. Russie révolutionnaire. Il fallait prendre position. Toute résistance était impossible, l’armée russe ne pouvant pas combattre. Il fallait trouver une solution adéquate à la situation générale des choses. Cette solution devait, en même temps, résoudre le premier problème de la révolution, celui de la guerre.

La situation ne présentait que deux solutions possibles :

a) abandonner le front ; laisser l’armée allemande s’aventurer dans l’immense pays en pleine révolution ; l’entraîner dans les profondeurs du pays ; l’y isoler, la séparer de sa base d’approvisionnement, lui faire une guerre de partisans, la démoraliser, la décomposer, etc., en défendant ainsi la révolution sociale ;

b) entrer en pourparlers avec le commandement allemand, lui proposer la paix, traiter et accepter celle-ci quelle qu’elle fût.

La première solution fut celle de l’immense majorité des organisations ouvrières consultées, ainsi que des socialistes-révolutionnaires de gauche, des maximalistes, des anarchistes. On était d’avis que, seule, cette façon d’agir était digne de la révolution sociale ; seule, elle permettait de traiter avec le peuple allemand pardessus la tête de ses généraux ; seule, elle garantissait un élan prodigieux de la révolution en Russie et, peut-être aussi, comme conséquence, un déclenchement de la révolution en Allemagne et ailleurs.

Voici ce qu’écrivait à ce sujet le Goloss Trouda anarcho-syndicaliste de Pétrograd (n° 27 du 24 février 1918), dans un article intitulé : De l’esprit révolutionnaire : « Nous voici à un tournant décisif de la révolution. Une crise est là qui peut être fatale. L’heure qui sonne, est d’une netteté frappante et d’un tragique exceptionnel. La. situation est enfin claire. La question est à trancher séance tenante. Dans quelques heures nous saurons si le gouvernement signe ou non la paix avec l’Allemagne. Tout l’avenir de la révolution russe, et aussi la suite des événements mondiaux, dépendent de cette journée, de cette minute.

» Les conditions sont posées par l’Allemagne sans ambages ni réserves. D’ores et déjà, on connaît les idées de plusieurs membres « éminents » des partis politiques, et aussi celles des membres du gouvernement. Pas d’unité de vues, nulle part. Désaccord chez les bolcheviks. Désaccord chez les socialistes-révolutionnaire de gauche. Désaccord au Conseil des Commissaires du Peuple. Désaccord au Soviet de Pétrograd et à l’Exécutive. Désaccord dans les masses, dans les fabriques, usines et casernes. L’opinion de la province n’est pas encore suffisamment connue… (Nous l’avons dit plus haut : l’opinion des socialistes-révolutionnaires de gauche, et aussi celle des masses travailleuses à Pétrograd et en province, se précisa, par la suite, comme hostile à la signature du traité de paix avec les généraux allemands.) « Le délai de l’ultimatum allemand est de 48 heures. Dans ces conditions, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, la question sera discutée, la décision sera prise en hâte, dans les milieux strictement gouvernementaux. Et c’est ce qui est le plus terrible…

» Quant à notre propre opinion, nos lecteurs la connaissent. Dès le début, nous étions contre les « pourparlers de paix ». Nous nous dressons aujourd’hui contre la signature du traité. Nous sommes pour l’organisation immédiate et active d’une résistance de corps de partisans. Nous estimons que le télégramme du gouvernement demandant la paix doit être annulé ; le défi doit être accepté, et le sort de la révolution remis directement, franchement, entre les mains des prolétaires du monde entier.

» Lénine insiste sur la signature de la paix. Et, si nos informations sont exactes, une grande majorité finira par le suivre. Le traité sera signé. Seule, la conviction intime de l’invincibilité finale de cette révolution nous permet de ne pas prendre cette éventualité trop au tragique. Mais que cette façon de conclure la paix portera un coup très dur à la révolution en l’infirmant, en la déformant pour longtemps, nous en sommes absolument persuadés.