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Mais la situation du gouvernement de Kerenski s’aggrava encore, en raison de quelques nouveaux facteurs :

Primo, le Parti communiste (bolcheviste), ayant rassemblé à cette époque toutes ses forces et possédant un organisme de propagande extrêmement puissant, répandait tous les jours, par mille voix, sa critique substantielle et vigoureuse, ses idées sociales nettement révolutionnaires, et surtout ses promesses de résoudre avec plein succès tous les problèmes de la révolution, s’il arrivait au pouvoir. De plus en plus écouté et suivi par les masses ouvrières et par l’armée, le Parti communiste disposait, déjà en juin, de cadres imposants d’agitateurs, de propagandistes, d’organisateurs et d’hommes d’action. De plus, il avait à sa tête un comité central puissant dirigé par Lénine. Il déploya alors une activité fébrile, farouche, foudroyante, et se sentit bientôt maître de la situation.

Rappelons ici même que la fameuse offensive échouée de Kerenski sur le front allemand en juin 1917, le soulèvement des ouvriers de Petrograd soutenus par des marins de Cronstadt en juillet (soulèvement vaincu par Kerenski, mais qui porta le coup de grâce à sa popularité) et, enfin, l’aventure du général Korniloff, lequel tenta, avec plusieurs régiments du Caucase prélevés sur le front, une marche contre-révolutionnaire sur Petrograd, et contre lequel le gouvernement de Kerenski ne réagit que très mollement et en pure apparence – rappelons que tous ces événements et leurs conséquences achevèrent de détourner les masses ouvrières et l’armée de ce gouvernement, de son chef et, en général, des partis socialistes modérés. Au début du mois d’août, le chemin fut déjà déblayé par une offensive vigoureuse du parti communiste.

Secundo – et ce fait joua un rôle capital dans l’affaire –, vers la même époque, les bolcheviques réussirent à emporter une victoire écrasante aux nouvelles élections, aussi bien dans les Soviets que dans tous les autres organismes ouvriers (dont nous parlerons un peu plus loin). Les socialistes modérés (mencheviks et socialistes révolutionnaires de droite) cédèrent partout leurs places à des bolcheviques, qui s’emparèrent ainsi définitivement de toute l’action ouvrière et de toute la sympathie de l’armée. Les bonnes positions stratégiques pour l’offensive étaient maintenant entre leurs mains.

Résumons : l’impuissance absolue, évidente, de tous les gouvernements, conservateurs ou modérés, qui se suivirent de février à octobre, à résoudre, dans les conditions données, les problèmes d’une gravité et d’une acuité exceptionnelles, dressés devant le pays par la révolution – telle fut la raison principale pour laquelle ce pays jeta consécutivement par terre, dans le court espace de huit mois, le gouvernement d’allure constitutionnelle, la démocratie nettement bourgeoise, et, enfin, le régime socialiste modéré. La propagande vigoureuse de ceux d’extrême gauche pour la révolution sociale immédiate et intégrale, comme seul moyen de salut, le mot d’ordre de la révolution sociale lancé dans les masses, et aussi d’autres facteurs de moindre importance, contribuèrent à cette marche foudroyante de la révolution. Ainsi, la Révolution russe, déclenchée fin février 1917, comme conséquence naturelle de multiples facteurs variés, brûla rapidement, en raccourci, toutes les étapes d’une révolution politique bourgeoise, démocratique et socialiste modérée. En octobre, le chemin étant déblayé de toutes les entraves, la révolution se plaça, effectivement et définitivement, sur le terrain de la révolution sociale. Et il fut tout à fait logique et naturel qu’après la faillite de tous les gouvernements et partis politiques modérés, les masses laborieuses se tournent vers le dernier parti existant, le seul qui restait debout, le seul qui envisageait sans crainte la révolution sociale, le seul qui promettait, à condition d’arriver au pouvoir, la solution rapide, intégra

le et heureuse de tous les problèmes : le parti communiste (bolcheviste).

Une question s’impose aussitôt. Puisque les anarchistes, comme je l’ai dit plus haut, exerçaient, eux aussi, une influence sur les masses, quelles furent les raisons pour lesquelles ces dernières suivirent de préférence le parti bolcheviste, au lieu de se pénétrer de l’idée libertaire et de tenter sa réalisation ? La question est, pour les anarchistes, d’une importance considérable. Elle a déjà été traitée plus d’une fois dans la presse libertaire. Mais il me semble que son examen fut toujours incomplet et partial. Jusqu’à présent, ce problème a été étudié surtout par des hommes qui cherchaient à critiquer l’idée ou le mouvement anarchistes, à imputer l’insuccès final de l’une et de l’autre, dans la Révolution russe, à l’insuffisance de l’anarchisme lui-même. C’est pourquoi il est bon de traiter ici cette question d’une façon aussi approfondie que possible.

Selon moi, les raisons fondamentales de la « victoire » du bolchevisme sur l’anarchisme, au cours de la révolution de 1917, furent les suivantes :

1° L’état d’esprit des masses populaires en général. De même que partout ailleurs, en Russie aussi, l’État et le gouvernement apparaissaient toujours aux masses comme des éléments indispensables, naturels, historiquement donnés une fois pour toutes. Les gens ne se demandaient même pas si l’État, si le gouvernement étaient des institutions utiles, acceptables. Une pareille question ne leur venait jamais à l’esprit ; et si quelqu’un la formulait, il commençait – et, très souvent aussi, il finissait – par ne pas être compris.

2° Ce préjugé étatiste, presque inné, dû à l’ambiance séculaire, était raffermi, ensuite – surtout en Russie où la littérature anarchiste n’existait presque pas, à part quelques brochures et tracts clandestins –, par la presse tout entière, y compris celle des partis socialistes. Il ne faut pas oublier que la jeunesse russe avancée était éduquée à l’aide d’une littérature qui, invariablement, présentait le socialisme sous un jour étatiste. Les marxistes et les anti-marxistes se disputaient entre eux, mais pour les uns comme pour les autres, l’État restait la base indiscutable de toute société humaine. Jamais les jeunes générations russes ne se représentaient le socialisme autrement que dans un cadre étatiste. La conception anarchiste leur resta inconnue, à part quelques rares exceptions individuelles, jusqu’aux événements de 1917.

3° Pour les raisons qui viennent d’être exposées, les partis socialistes, y compris les bolcheviques, purent disposer, au début même de la révolution de 1917, de cadres importants de militants – intellectuels et ouvriers – prêts à une vaste action. Les membres des partis socialistes modérés étaient, à ce moment déjà, assez nombreux en Russie, ce qui fut une des raisons pour lesquelles ce socialisme remporta ses succès. Les cadres bolcheviques se trouvaient alors à l’étranger. Mais tous ces hommes regagnèrent rapidement leur pays et se mirent aussitôt à l’œuvre. Par comparaison aux forces bolcheviques qui agissaient ainsi en Russie, dès le début de la révolution, sur une vaste échelle et d’une façon compacte, organisée, serrée, les anarchistes n’étaient qu’une petite poignée insignifiante. Je me souviens que, rentré de l’étranger en Russie et arrivé à Petrograd dans les premiers jours de juillet 1917, j’ai été tout de suite frappé par le nombre considérable d’affiches bolcheviques, annonçant des meetings et des conférences dans tous les coins de la capitale et de la banlieue. J’ai appris aussi que le Parti bolchevique publiait déjà, dans la capitale et ailleurs, des journaux quotidiens à gros succès, et qu’il possédait, un peu partout – dans les usines, dans les administrations, dans l’armée, etc. – des noyaux importants et très influents. Et je constatai, en même temps, avec une amère décep-