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et condamné à l’exil en Sibérie. Il se sauva et se réfugia à l’étranger. Il retourna en Russie en 1917.

Aussitôt après la dissolution de la « première Douma », le gouvernement modifia sensiblement la loi électorale et convoqua la « deuxième Douma ». Incomparablement plus modérée et plus médiocre que la première, celle-ci parut, tout de même, encore trop révolutionnaire au gouvernement. Elle fut dissoute à son tour. La loi électorale fut à nouveau remaniée. On arriva à une troisième et, enfin, à une quatrième Douma, laquelle — instrument docile entre les mains du gouvernement — put traîner une existence morne et stérile jusqu’à la révolution de 1917.

En tant que réformes, lois utiles, etc., la Douma n’aboutit à rien. Mais sa présence ne resta pas absolument sans résultats. Les discours critiques de certains députés de l’opposition, l’attitude du tsarisme face aux problèmes brûlants de l’heure, l’impuissance même du « Parlement » à les résoudre, tant que l’absolutisme s’obstinait à rester debout, tous ces faits éclairaient de plus en plus les vastes masses de la population sur la véritable nature du régime.

Deux processus parallèles caractérisent surtout la période en question : d’une part, la dégénérescence accélérée, définitive — on peut vraiment dire la pourriture — du système absolutiste ; et, d’autre part, l’évolution rapide de la conscience des masses.

Les indices incontestables de la décomposition du tsarisme étaient assez connus à l’étranger. L’attitude et le train de vie de la cour impériale étaient de ce genre classique qui, généralement, précède la chute des monarchies. L’incapacité et l’indifférence de Nicolas II, le crétinisme de ses ministres et fonctionnaires, ainsi que leur vilenie, le mysticisme vulgaire qui s’empara du monarque et de sa famille (la fameuse épopée de Raspoutine, etc.), tout cet ensemble de phénomènes n’était un secret pour personne à l’étranger.

Beaucoup moins connus étaient les changements profonds qui s’effectuaient dans la psychologie des masses populaires. Et, cependant, l’état d’âme d’un homme du peuple de l’an 1912 n’avait plus rien de commun avec sa psychologie primitive d’avant 1905. Des couches populaires, tous les jours plus vastes, devenaient nettement antitsaristes. Seule, la réaction féroce qui interdisait toute organisation ouvrière et, aussi, toute propagande révolutionnaire, empêchait les masses de préciser, de fixer leurs idées.

En attendant, tous les problèmes vitaux restaient en suspens. Le pays se trouvait dans une impasse. Une révolution décisive devenait inévitable. Il ne manquait plus que l’impulsion et les armes. C’est dans ces conditions qu’éclata la guerre de 1914. Elle offrit bientôt aux masses l’impulsion nécessaire et les armes indispensables.

La grande explosion et ses suites (1917 à nos jours). — Comme cela se produit habituellement dans les cas analogues, au début de la guerre, le gouvernement russe, lui aussi, réussit à éveiller dans les masses toute la gamme de mauvais instincts, de passions dues à un atavisme animal, de sentiments périmés, aujourd’hui humainement et socialement criminels, tels que le nationalisme, le patriotisme, etc. Comme partout ailleurs, en Russie également, des millions d’hommes furent dupés, désorientés, fascinés et contraints à courir, tel un troupeau de bêtes à l’abattoir, vers les frontières. Les graves problèmes de l’heure furent abandonnés, oubliés. Les quelques premiers « succès » obtenus par les troupes russes réchauffèrent encore davantage « le grand enthousiasme du peuple ».

Mais, assez rapidement, la face des choses changea en Russie. La série des défaites commença et, avec elles, renaquirent bientôt les inquiétudes, les déceptions, le mécontentement. La guerre coûtait terriblement cher,

en argent et surtout en hommes. Des millions de vies humaines durent être sacrifiées, sans aucune utilité, sans la moindre compensation. De nouveau, le régime témoigna ouvertement son incapacité, sa faillite, sa pourriture. Et, de plus, certaines défaites, qui coûtèrent, cependant, des monceaux de victimes, restèrent inexplicables, mystérieuses, suspectes. À travers tout le pays, on parla, non seulement des négligences criminelles, d’une incapacité flagrante, mais surtout d’espionnage dans le commandement suprême, de haute trahison à la Cour même. On accusait, presque ouvertement, les membres de la famille impériale d’avoir des sympathies pour la cause allemande, d’avoir même des ententes avec l’ennemi. La Cour s’inquiétait peu de ces bruits. Quelques mesures prises tardivement ne suffirent pas à les démentir. Dans ces conditions, « l’enthousiasme » du peuple, et aussi celui de l’armée, s’évaporèrent entièrement, déjà en 1916.

Toutefois, ce ne furent pas tant les événements d’ordre purement militaire qui déterminèrent la grande explosion de février 1917. Ce qui désespéra les masses du peuple, ce qui fit déborder la coupe de patience, ce fut surtout la désorganisation complète de la vie économique à l’intérieur du pays. C’est dans ce domaine que l’impuissance du gouvernement tsariste éclata avec une évidence immédiate, palpable. C’est là que ses effets désastreux imposèrent aux masses une action urgente et décisive.

Tous les pays belligérants éprouvèrent vers la même époque de grandes difficultés d’ordre économique et financier résultant de la nécessité de nourrir, d’approvisionner, de soutenir longuement des millions d’hommes sur l’immensité démesurée des fronts, et d’assurer, en même temps, la vie normale à l’intérieur. Partout, cette double tâche exigea une grande tension de forces. Mais, partout — même en Allemagne, où la situation était particulièrement difficile —, elle a été résolue avec plus ou moins de succès. Partout, sauf en Russie, où le gouvernement ne sut rien prévoir, rien prévenir, rien organiser. En janvier 1917, la situation devint intenable. Le chaos économique, la misère de la population travailleuse atteignirent un tel point que les ouvriers de quelques grandes villes — Petrograd, par exemple — commencèrent à manquer, non seulement de viande, de beurre, de sucre, mais même de pain. Cette situation misérable s’aggrava rapidement. Dans le courant du mois de février, en dépit des efforts déployés par la Douma, par les zemstvos, les municipalités, etc., non seulement la population des villes se vit vouée à la famine, mais aussi l’approvisionnement de l’armée devint défectueux. Et, en même temps, la débâcle militaire devenait complète.

Alors, les ouvriers de Petrograd, se sentant solidaires avec le pays entier et se trouvant en extrême agitation depuis plusieurs semaines, déjà, affamés et privés de tous moyens d’existence, ne recevant même plus de pain, descendirent en masse dans les rues de la capitale, manifestèrent et refusèrent net de se disperser. Le premier jour — 25 février 1917, vieux style — cette manifestation resta prudente et inoffensive. En masses compactes, les ouvriers, avec leurs femmes et enfants, remplissaient les rues et criaient : « Du pain ! Du pain ! Nous n’avons rien à manger ! Qu’on nous donne du pain, ou qu’on nous fusille tous !… Nos enfants meurent de faim ! Du pain ! Du pain ! » Le gouvernement dépêcha contre les manifestants des détachements de troupes à cheval. Or, d’abord, il y avait peu de troupes à Petrograd ; ensuite — et ce fut le point capital dans l’affaire —, les soldats, sourire aux lèvres, trottaient prudemment à travers la foule, sans sortir leurs sabres ou leurs fusils, sans écouter le commandement des officiers. Mieux encore : en maints endroits, les soldats fraternisaient avec les ouvriers et allaient même jusqu’à leur remettre leurs fusils. Natu-