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tua. Moralement, le tsarisme fut détrôné le 9 janvier 1905. Mais ce qu’il y a vraiment de significatif dans ces événements, c’est qu’il fallut une expérience historique vécue, palpable et de grande envergure pour que le peuple commence à comprendre la véritable nature du tsarisme. Ni la propagande, ni le sacrifice des enthousiastes ne purent, seuls, amener ce résultat.

Quant à la ville de Saint-Pétersbourg, les événements du 9 janvier y eurent pour effet immédiat la généralisation de la grève ouvrière. Celle-ci devint complète. Le 10 janvier au matin, pas une seule usine, pas un chantier de la capitale ne s’anima. Le mouvement de sourde révolte gronda partout. La première grande grève révolutionnaire des travailleurs russes — celle des ouvriers de Saint-Pétersbourg — devint un fait accompli.

Nous touchons ici à un point très important de la révolution russe : l’origine des Soviets. Le lecteur trouvera quelques détails de plus, à ce sujet, au mot Soviets. Mais l’essentiel doit être dit ici même.

Dans tout ce qui a paru jusqu’à ce jour sur la révolution russe — je parle non seulement des études étrangères, mais aussi de la documentation russe — il existe une lacune qui saute aux yeux d’un lecteur attentif. Personne ne put encore jamais établir avec précision, quand, où, et comment fut créé le premier soviet ouvrier. Ce que le lecteur trouvera ici à ce sujet sera donc absolument inédit. (En lisant ce qui suit, on comprendra le pourquoi de cette lacune.)

De même que le mouvement précédent guidé par Gapone, la grève générale des ouvriers de Saint-Pétersbourg surgit spontanément. Elle ne fut déclenchée par aucun parti politique, voire par aucun comité de grève. De leur propre chef, et dans un élan tout à fait libre, les masses ouvrières abandonnèrent les usines et les chantiers. Les partis politiques ne surent même pas profiter de l’occasion de s’emparer du mouvement, à leur habitude. Ils restèrent complètement à l’écart. Cependant, la grave question surgit aussitôt devant les ouvriers : que faire maintenant ? Un jour, cette question fut posée concrètement dans une petite réunion privée à laquelle assistaient une quarantaine d’ouvriers de différentes usines, l’auteur de ces lignes (dont ces ouvriers étaient les élèves) et un avocat, Georges Nossar. Ni les uns ni les autres n’appartenaient à aucun parti politique. L’auteur de ces lignes, alors un jeune homme de 22 ans, poursuivait depuis deux ans, dans les milieux ouvriers, un travail de pure culture. Et quant à Nossar, il était une connaissance de quelques jours, faite à l’une des réunions gaponistes à laquelle il vint assister. Au cours de cette petite réunion privée, on parla de la nécessité d’organiser un comité — ou plutôt un « conseil » (soviet) — qui serait composé d’ouvriers délégués par différentes usines, et qui prendrait entre ses mains aussi bien la direction de la grève que celle de la suite du mouvement. On exprima même l’idée de nommer ce comité Conseil (Soviet) des délégués ouvriers. Les ouvriers décidèrent de mettre cette idée tout de suite en pratique. Dès le | lendemain, ils devaient en faire part à leurs camarades d’usine, pour pouvoir désigner des délégués provisoires à ce soviet ouvrier. Mais il fallait quelqu’un qui se chargeât, séance tenante, de la direction de ce soviet. Les ouvriers présents offrirent ce poste à l’auteur j de ces lignes. Ne sachant encore rien de la conception anarchiste, ce dernier en possédait néanmoins l’esprit. I Il posa aux ouvriers cette question : Comment pouvait-il, sans être ouvrier, adhérer à un organisme essentiellement ouvrier, le guider, le mener ? Les ouvriers répondirent que cela n’avait aucune importance, car ils pouvaient toujours introduire dans l’organisme ainsi créé un homme de confiance en lui procurant des papiers d’un ouvrier quelconque. L’auteur de ces lignes refusa catégoriquement, pour sa part, de recourir à un tel procédé, basé sur un mensonge, sur une super-

cherie. Il estimait, en outre, que les ouvriers devraient mener eux-mêmes leurs affaires, se bornant à être aidés ou conseillés du dehors de leurs organismes par leurs amis intellectuels, sans en faire des maîtres. Les ouvriers firent alors la même offre à Nossar qui accepta. C’est ainsi que, quelques jours après, eut lieu, à Saint-Pétersbourg, la première séance du premier soviet ouvrier russe dont Nossar, muni de faux papiers ouvriers au nom de Khroustaleff, se fit nommer président. Un peu plus tard, ce premier soviet fut complété par un nombre imposant de délégués ouvriers. Pendant quelque temps, il siégeait, assez régulièrement dans le local des Cours supérieurs du Professeur P. Lesgaft. Il publiait périodiquement une feuille d’information ouvrière, sous le titre : Les Nouvelles (Izvestia) du Soviet des délégués ouvriers. En même temps, il dirigeait le mouvement ouvrier de la capitale. Le parti social-démocrate finit, tout de même, par réussir à pénétrer dans ce soviet et à s’y emparer d’un poste important. En effet, le politicien social-démocrate Trotzky (le futur commissaire bolcheviste) y entra et se fit nommer secrétaire. Plus tard, il remplaça Khroustaleff-Nossar à la présidence du soviet.

On comprend aisément pourquoi les faits cités ici restèrent dans l’ombre. Nossar (le lecteur trouvera ailleurs quelques mots sur son sort personnel) n’en a jamais soufflé mot à personne. Sur les 40 ouvriers au courant des faits, pas un n’eut jamais l’idée de les raconter. Et quant à l’auteur de ces lignes, il n’en a encore parlé nulle part jusqu’à présent.

Pendant un certain laps de temps, le gouvernement ne toucha pas au soviet. Celui-ci siégea assez régulièrement. D’ailleurs, la grève s’étant éteinte d’elle-même, à défaut d’un mouvement de plus vaste envergure, l’activité de ce premier soviet dut se borner bientôt à une œuvre de pure propagande.

Le gouvernement se vit dans l’obligation de fermer momentanément les yeux, car, sa situation devenant de plus en plus difficile, il était forcé d’agir avec la plus grande prudence. La raison principale de cette situation difficile fut l’échec cuisant que l’impérialisme japonais fit subir à l’impérialisme russe. La guerre, commencée avec beaucoup d’orgueil et, en partie, dans le but de réchauffer les sentiments nationaux et monarchistes, était irrémédiablement perdue. L’armée et la flotte furent battues à plate couture. L’opinion publique imputait la défaite ouvertement à l’incapacité, à la pourriture du régime. Non seulement les masses ouvrières, mais tous les milieux de la société furent rapidement gagnés par une colère et un esprit de révolte qui s’aggravaient de jour en jour. L’effet des défaites qui se suivaient sans arrêt fut foudroyant. Bientôt, les passions étaient déchaînées, l’indignation ne connaissait plus de bornes, l’effervescence devenait générale. Etant dans son tort, le gouvernement n’avait qu’à se taire. Les milieux libéraux et révolutionnaires en profitèrent immédiatement pour commencer une campagne violente contre le régime. Sans en demander l’autorisation, la presse et la parole devinrent libres. Ce fut une véritable prise d’assaut des libertés politiques. Les journaux de toutes tendances, même révolutionnaires, paraissaient et se vendaient sans censure, ni contrôle. Le gouvernement, le système entier, y étaient vigoureusement critiqués. Les autorités furent contraintes de tolérer tout ceci, comme elles avaient déjà toléré la grève de janvier, les délibérations du soviet, etc. De plus, vers cette époque, quelques démonstrations et même quelques émeutes eurent lieu dans différentes villes, et quelques barricades firent leur apparition à Saint-Pétersboôurg et à Moscou. Les ennemis du gouvernement étaient trop nombreux, trop audacieux et — surtout — ils avaient raison. L’été 1905 apporta, de plus, des troubles assez graves dans l’armée et la flotte. Le pays entier se dressait de plus en plus résolument contre le tsarisme. En