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Le « paradoxe russe » — dont il a été question plus haut — restait à peu près intact, et la « légende du tsar » éblouissait encore des millions et des millions d’hommes. Par rapport à cette masse, le mouvement en question n’était encore qu’une petite agitation de surface. Et, dans les conditions données, tout contact entre les avant-postes, poussés très en avant, et le gros des masses, resté très en arrière, était impossible. Le lecteur devra tenir rigoureusement compte de cette particularité pour pouvoir comprendre la suite des événements.

À partir de l’année 1901, l’activité révolutionnaire s’enrichit d’un élément nouveau. À côté du parti social-démocrate, naquit le parti socialiste-révolutionnaire, dont la propagande fut vite couronnée d’un succès considérable.

Trois points essentiels constituaient la différence entre les deux partis : 1o Philosophiquement et sociologiquement, le parti socialiste-révolutionnaire était anti-marxiste ; 2o En raison de son anti-marxisme, ce parti apportait au problème paysan une solution différente de celle du parti social-démocrate. Tandis que ce dernier, se basant uniquement sur la classe ouvrière, ne comptait guère sur le gros de la masse paysanne (dont il escomptait, d’ailleurs, la prolétarisation rapide) et, partant, négligeait la propagande rurale, le parti socialiste-révolutionnaire croyait pouvoir gagner les masses paysannes russes à la cause révolutionnaire et socialiste. Il jugeait impossible d’attendre leur prolétarisation. Il déployait, en conséquence, une forte propagande dans la campagne. Pratiquement, le parti social-démocrate n’envisageait, dans son programme agraire immédiat, qu’une augmentation des lots de terre appartenant aux paysans, tandis que le parti socialiste-révolutionnaire comprenait dans son programme minimum la socialisation immédiate et complète du sol entier ; 3o En parfaite conformité avec sa doctrine, le parti social-démocrate (qui comptait essentiellement sur l’action des masses) repoussait toute action de terrorisme, tout attentat politique, comme socialement inutile. Par contre, le parti socialiste-révolutionnaire attribuait une certaine utilité politique aux attentats accomplis dans certaines conditions données. Il possédait un organisme spécial (dit « organisme de combat » ) chargé de préparer et d’exécuter des attentats politiques sous le contrôle du comité central. À part ces différences, le programme politique immédiat des deux partis était sensiblement le même : une république démocratique (bourgeoise) qui ouvrirait la route à une évolution vers le socialisme.

De 1901 à 1905, le parti socialiste-révolutionnaire accomplit plusieurs attentat politiques dont quelques-uns exceptionnellement retentissants, notamment : en 1902, le membre du parti Balmacheff assassina Sipiaguine, ministre de l’intérieur ; en 1904, un autre socialiste-révolutionnaire, Sazonoff, tua von Plehvé, le successeur de Sipiaguine.

À part ces deux partis politiques, il existait aussi, à cette époque déjà, un certain mouvement anarchiste. Très faible, il n’était représenté que par quelques groupements d’intellectuels et d’ouvriers, sans contact stable. Il y avait un ou deux groupes anarchistes à Saint-Pétersbourg, autant à Moscou, quelques groupements dans le Midi. Leur activité se bornait à quelque propagande, très difficile d’ailleurs, à des attentats contre les serviteurs du régime, et à des actes de « reprise individuelle ». La littérature libertaire arrivait en fraude de l’étranger. On répandait surtout les brochures de Kropotkine qui, lui-même, obligé d’émigrer après la débâcle de la Narodnaïa Volia, s’était fixé en Angleterre.

Le succès croissant de la propagande révolutionnaire à partir de l’année 1900 inquiéta fortement le gouvernement. Ce qui le troublait surtout, c’étaient les sym-

pathies que cette propagande gagnait de plus en plus dans la population ouvrière. Malgré leur existence illégale, donc difficile, les partis socialistes possédaient dans toutes les grandes villes des comités, des cercles de propagande, des imprimeries clandestines et des groupements ouvriers. Le parti socialiste-révolutionnaire réussit à réaliser des attentats politiques. Le gouvernement jugea donc ses moyens de défense — la prison, la surveillance, la provocation, les pogromes — insuffisants. Afin de soustraire les masses ouvrières à l’emprise des partis socialistes et à toute activité révolutionnaire, il conçut un plan machiavélique qui, logiquement, devait le rendre maître du mouvement ouvrier. Il se décida à mettre sur pied des organisations ouvrières légales, autorisées, dont il tiendrait lui-même les commandes. En cas de réussite, il aurait fait d’une pierre deux coups : d’une part, il aurait attiré vers lui les sympathies de la classe ouvrière, en l’arrachant ainsi aux mains des partis révolutionnaires ; d’autre part, il pourrait guider le mouvement ouvrier là où il voudrait, le surveillant de près. Sans aucun doute, la tâche était délicate. Il fallait attirer les ouvriers dans ces organismes d’État ; il fallait tromper leur méfiance, les intéresser, les flatter, les bercer, les duper ; il fallait feindre d’aller à la rencontre de leurs aspirations… Pour réussir, le gouvernement serait même obligé d’aller jusqu’à certaines concessions d’ordre économique ou social, tout en maintenant les ouvriers à sa merci, tout en les maniant à son idée. L’exécution d’un tel programme exigeait, à la tête de l’entreprise, des hommes de confiance absolue, hommes habiles et éprouvés, connaissant bien la psychologie ouvrière et la manière de s’y prendre. Le choix du gouvernement s’arrêta sur deux hommes, agents de la police secrète (l’Okhrana), qui reçurent la mission d’exécuter le projet. L’un fut Zoubatoff, pour Moscou ; l’autre, l’aumônier d’une des prisons de Saint-Pétersbourg, le pope Gapone. Ainsi, le gouvernement du tsar voulut jouer avec le feu. Il ne tarda pas às’y brûler.

La révolution de 1905. Les « Sections ouvrières » et le mouvement de Gapone. La légende du tsar tuée par le tsar. — Le premier grand mouvement de masses ouvrières. La première grande grève des ouvriers de Saint-Pétersbourg. — L’origine des « Soviets ». — L’effet foudroyant des graves défaites dans la guerre russo-japonaise. L’effervescence dans tous les milieux de la société. Les libertés prises d’assaut. L’agitation dans la flotte et dans l’armée. — La gréve générale de tout le pays en octobre 1905. Le gouvernement perd pied. Le manifesté du 17 octobre. — Le contact entre les milieux avancés et la masses du peuple s’établit. Le « paradoxe russe » commence à s’évanouir. — Zoubatoff à Moscou, fut démasqué assez vite. Il ne put aboutir à de grands résultats. Mais, à Saint-Pétersbourg, les affaires marchèrent mieux. Gapone, trè adroit, œuvrant à t’ombre, sachant gagner la confiance et même l’affection des milieux ouvriers, doué d’un certain talent d’agitateur et d’organisateur, réussit à mettre sur pied les soi-disant « Section ouvrières » qu’il guidait en personne (en contact étroit avec ses maîtres) et qu’il animait de son activité énergique. Vers la fin de 1904, ces sections étaient au nombre de onze dans divers quartiers de la capitale, avec quelques milliers de membres.

Le soir, les ouvriers venaient assez nombreux dans leurs sections pour y parler de leurs affaires, écouter quelque conférence, parcourir les journaux, etc… L’entrée des sections étant, rigoureusement contrôlée par les ouvriers gaponistes eux-mêmes, les militants révolutionnaires ne pouvaient y pénétrer qu’à grande peine. Et même s’ils y pénétraient, ils étaient vite démasqués et mis à la porte.

Les ouvriers de Saint-Pétersbourg prirent leurs sec-