appliqués clandestinement. De plus, la littérature russe trouva bientôt le moyen de s’occuper du socialisme, en employant un langage un peu camouflé. C’est à cette époque que prirent leur élan les fameuses « grosses revues » russes où collaboraient les meilleurs jourua listes et publicistes pour y passer régulièrement en revue les problèmes sociaux, les doctrines socialistes et les moyens de les appliquer. L’importance de ces publications fut exceptionnelle. Aucune famille intellectuelle ne pouvait s’en passer. Dans les bibliothèques, il fallait se faire inscrire d’avance pour avoir à tour de rôle le numéro nouvellement paru. Plus d’une génération de jeunesse russe reçut son éducation sociale au moyen de ces revues, en la complétant par la lecture de toutes sortes de publications clandestines. Et c’est ainsi que l’idéologie marxiste, s’appuyant uniquement sur l’action organisée du prolétariat, vint remplacer les aspirations déçues des cercles conspirateurs d’autrefois.
Le second événement, d’une grande portée, fut l’évolution de plus en plus rapide de l’industrie et de la technique, avec ses conséquences fatales. Le réseau des chemins de fer, les autres voies et moyens de communication, la production minière, l’exploitation du naphte, l’industrie métallurgique, textile, mécanique, etc., etc…, tout cet ensemble d’activité productrice se développait à grands pas, rattrapant le temps perdu. Des régions industrielles surgissaient par-ci par-là à travers le pays. Beaucoup de villes changeaient rapidement d’aspect, avec leurs usines neuves et une population ouvrière de plus en plus nombreuse. Cet essor industriel était vastement alimenté en main-d’œuvre par des masses considérables de paysans miséreux obligés, soit d’abandonner à jamais leurs parcelles de terre insuffisantes, soit de chercher du travail complémentaire pendant la saison d’hiver. Comme partout ailleurs, évolution industrielle signifiait, en même temps, évolution de la classe prolétarienne. Et, comme partout, celle-ci venait à point pour fournir les cadres principaux du mouvement révolutionnaire futur.
Ainsi, la diffusion des idées marxisés, d’une part, et la naissance du prolétariat industriel sur lequel le marxisme comptait s’appuyer, d’autre part, tels furent les éléments fondamentaux qui déterminèrent le nouvel aspect du mouvement révolutionnaire.
L’instruction publique suivait aussi une ligne ascendante. Les progrès de l’industrie, le niveau de plus en plus élevé de la vie en général, exigeaient, dans tous les domaines, des hommes instruits, des professionnels, des techniciens, des ouvriers qualifiés et lettrés. Aussi, le nombre d’écoles de tous genres — officielles, municipales et privées — augmentait sans cesse, aussi bien dans les villes qu’à la campagne. Universités, écoles supérieures spéciales, lycées, collèges, écoles primaires, cours professionnels, etc., etc…, surgissaient de toutes parts.
Toute cette évolution se faisait en dehors, et même à l’encontre du régime politique absolutiste qui s’obstinait à persister, tout en formant, sur le corps vivant du pays, une carcasse rigide, absurde et gênante. Aussi, malgré la répression cruelle, le mouvement anti-monarchiste, la propagande révolutionnaire et socialiste, prenaient de l’ampleur.
Vers la fin du siècle, deux forces nettement caractérisées se dressaient l’une contre l’autre en un conflit irréconciliable : l’une était la vieille force de la réaction absolutiste qui réunissait autour du trône les classes hautement privilégiées (la noblesse, les gros propriétaires fonciers, la caste militaire, le haut clergé, etc.) ; l’autre était la jeune force révolutionnaire représentée, aux années 1890-1900, surtout par la masse d’étudiants, mais qui commençait déjà à recruter aussi la jeunesse ouvrière des villes et des régions industrielles. En 1898,
Entre ces deux forces nettement opposées, se plaçait un troisième élément qui comprenait surtout des représentants de la classe moyenne et nombre d’intellectuels de marque : professeurs à l’Université, avocats, médecins, écrivains, etc. C’était le mouvement timidement libéral. Tout en soutenant — en cachette, et avec beaucoup de prudence — l’activité révolutionnaire, ses adeptes mettaient leur foi plutôt en la voie des réformes, espérant pouvoir arracher un jour à l’absolutisme des concessions importantes et aboutir à l’avènement d’un régime constitutionnel.
L’empereur Alexandre III décéda en 1894. Il céda la place à son fils Nicolas, le dernier des Romanoff. Une légende absurde prétendait que ce dernier professait justement des idées libérales. On racontait qu’il était prêt à octroyer à « son peuple » une constitution qui limiterait sérieusement le pouvoir absolu des tsars. Prenant leurs désirs pour des réalités, les représentants des couches libérales, assistant, en qualité de délégués de certains corps, à la cérémonie solennelle au Palais, à l’occasion de l’avènement au trône de Nicolas II, remirent à ce dernier une adresse où il était question de la nécessité pressante des réformes, et où l’on trouvait même une timide allusion à l’opportunité d’un régime constitutionnel. Mais, à leur grande stupéfaction, le nouveau maître, très en colère, frappa du pied le parquet et, criant, presque comme dans une crise d’hvstérie, les somma de renoncer à jamais à ces « rêveries insensées ».
Les débuts du xxe siècle (1900-1905). — L’évolution rapide du pays continue. — L’absolutisme reste sur ses positions. — Le parti socialiste-révolutionnaire. — Les attentats. — Le mouvement révolutionnaire commence a descendre dans la rue. — Une invention du gouvernement tsariste pour canaliser le mouvement ouvrier vers une activité « légale » . — Les phénomènes et les traits caractéristiques que nous venons de signaler, s’accentuèrent encore dès le début du XXe siècle.
D’une part, l’absolutisme, loin d’aller à la rencontre des aspirations libérales de plus en plus prononcées de la société, prit, au contraire, la décision ferme de les maintenir pur tous les moyens et de supprimer, par la violence ou la ruse, non seulement tout mouvement révolutionnaire, mais aussi toute manifestation d’esprit d’opposition. Ce fut à cette époque que le gouvernement tsariste, afin de faire dévier le mécontentement grandissant de la population, eut recours, entre autres, à une forte propagande antisémitique et, ensuite, à l’instigation — et même à l’organisation — des progromes (voir ce mot) juifs.
D’autre part, l’évolution économique du pays prenait une allure de plus en plus accélérée. Dans l’espace de cinq ans, de 1900 à 1905, l’industrie et le progrès technique ont fait un bond prodigieux. La production du pétrole (bassin de Bakou), celle de la houille (bassin du Donetz), des métaux précieux, etc…, se rapprochaient rapidement du niveau atteint par les pays les plus industriels. Les voies et moyens de communication (chemins de fer, traction électrique, transport fluvial et maritime, etc.) se multipliaient et se modernisaient. D’importantes usines de construction mécanique et autres, employant des milliers et même des dizaines de milliers d’ouvriers, surgissaient — ou s’épanouissaient — aux environs des grandes villes. Des régions industrielles entières naissaient ou prenaient de l’extension. (Citons comme exemples : les grandes usines Poutiloff, les importants chantiers de construction navale Nevskv, la grande usine baltique, et plusieurs autres usines d’envergure, à Saint-Pétersbourg ; les faubourgs industriels de la même capitale, avec des