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Ils étaient persuadés que si le peuple et le tsar parvenaient à s’aboucher directement, ce dernier, momentanément trompé par les privilégiés, se pencherait sui les misères des paysans, les libérerait et leur donnerait la terre. Aussi, tout en se révoltant parfois — plutôt individuellement — contre leurs maîtres immédiats les plus cruels, les paysans attendaient, avec espoir et résignation, le jour où le mur dressé entre eux et le tsar serait tombé et la justice sociale rétablie par ce dernier. Le mysticisme religieux aidant, ils considéraient la période d’attente et de souffrance comme imposée par Dieu en guise de châtiment et d’épreuve. Ils s’y résignaient avec une sorte de fatalisme primitif.

Cet état d’esprit des masses paysannes russes était extrêmement caractéristique. Il s’accentua, encore au cours du xixe siècle, en dépit d’un mécontentement croissant et des actes de révolte individuels ou locaux de plus en plus fréquents. Les paysans perdaient patience. Néanmoins, en leur masse, ils attendaient, avec d’autant plus de ferveur, le tsar libérateur.

Cette « légende du tsar » fut le fait essentiel de la vie populaire russe au xixe siècle. En l’ignorant, on n’arriverait jamais à comprendre les événements qui vont suivre.

La légende du tsar nous expliquera certains phénomènes importants de la vie russe lesquels, autrement, resteraient mystérieux. D’ores et déjà, elle nous explique, pour une bonne part, ce paradoxe essentiellement russe auquel nous venons de faire allusion, qui, jadis, frappa l’esprit de beaucoup d’européens, et qui continuera presque jusqu’aux abords de la révolution de 1917 : d’une part, nombre de gens cultivés, instruits, avancés, qui veulent voir leur peuple libre et heureux ; gens, qui, à la page de l’époque, luttent même pour l’émancipation totale des classes laborieuses, pour la démocratie et le socialisme ; d’autre part, ce peuple lui-même qui ne fait rien pour son émancipation (à part quelques révoltes spontanées, sans envergure ni importance) ; peuple qui reste obstinément prosterné devant son idole et son rêve ; peuple qui ne comprend même pas le geste de ceux qui se sacrifient pour lui.

Les années 1825-1860. — Aucun mouvement important n’est à signaler jusqu’aux années 1860. Toutefois, quelques traits saillants sont à noter :

1° Le renforcement progressif du régime absolutiste, de l’État bureaucratique et policier, sous Nicolas Ier (1825-1855) ;

2° Le mécontentement grandissant des masses paysannes et le nombre de plus en plus élevé d’actes de rébellion contre les « pomestchiks » ;

3° L’essor assez rapide et considérable de l’industrie et de l’enseignement (un certain progrès technique ; amélioration des voies de communication ; premier chemin de fer, reliant Saint-Pétersbourg à Moscou ; création de nombreuses écoles ; etc…).

4° L’évolution rapide et importante de la couche intellectuelle. Dans un pays aussi grand que la Russie, la jeunesse était nombreuse dans toutes les classes de la population, et son nombre augmentait vite. Quelle était sa mentalité en général ? Laissant de côté la jeunesse paysanne, nous avons à constater que les jeunes générations plus ou moins éduquées professaient des idées avancées. Les jeunes du milieu du xixe siècle admettaient difficilement l’esclavage des paysans. L’absolutisme les choquait aussi de plus en plus. L’étude du monde occidental donna l’éveil à leur pensée. L’essor des sciences naturelles et du matérialisme les impressionna fortement. D’autre part, ce fut vers la même époque que la littérature russe, s’inspirant des principes humanitaires et généreux, prit son grand élan, en exerçant une influence puissante sur la jeunesse. En même temps, économiquement, le travail des serfs ne répondait plus aux exigences de l’époque, ce

dont on se rendait compte aisément. Pour toutes ces raisons, la couche intellectuelle — la jeunesse surtout — se révéla, vers les années 1860, théoriquement émancipée. Elle se dressa contre l’absolutisme et contre le servage. Ce fut alors que naquit le fameux courant du nihilisme (voir ce mot) et, du même coup, le conflit aigu entre « les pères et les fils » — les deux générations successives — peint magistralement par Tourgueneff dans son roman paru sous le même titre.

Le gouvernement de Nicolas Ier, réactionnaire à outrance, se refusait à tenir compte des réalités et de l’effervescence des esprits. Au contraire, il lança un défi à la société. En effet, c’est à cette époque que furent créés : la police politique, le corps spécial de gendarmerie, etc… afin de mater le mouvement. Les persécutions politiques prirent libre cours ; la censure sévissait. (Rappelons-nous qu’à cette époque, le jeune Dostoïevski faillit être exécuté — et alla au bagne — pour avoir adhéré au groupe d’études sociales, absolument inoffensif, de Petrachevski ; que le premier grand publiciste et critique russe, Belinski, arrivait avec grande peine à faire entendre sa voix ; qu’un autre grand publiciste, Herzen, dut s’expatrier ; et ainsi de suite, sans parler des révolutionnaires accomplis, tels que Bakounine et autres.) Toute cette répression ne réussit guère à apaiser l’excitation dont les causes étaient trop profondes. Elle réussit encore moins à améliorer la situation. En guise de remède, Nicolas Ier serrait de plus en plus la vis bureaucratique. Sur ces entrefaites, la Russie fut entraînée dans la guerre de Crimée. Les péripéties de cette guerre ont démontré avec évidence la faillite du régime. Les plaies politiques et sociales furent mises a nu. Nicolas Ier mourut en 1855, parfaitement conscient de cette faillite, mais impuissant à y faire face. On peut supposer que la dépression morale qui en résulta, précipita sa mort.

Les années 1860-1881. — Les réformes. — Un nouveau mouvement révolutionnaire. — La « Narodnaïa volia ». — L’assassinat du tsar. — L’absolutisme, la légende et le paradoxe survivent. — Ce fut son fils et successeur, l’empereur Alexandre II, qui dut faire face à la situation. Le mécontentement général, la pression des couches intellectuelles et avancées, la peur d’un soulèvement des masses paysannes et, enfin, les désavantages économiques du régime de servage, l’obligèrent, malgré une résistance acharnée des milieux réactionnaires, à prendre résolument la voie des réformes. Il se décida à mettre fin au régime purement bureaucratique et à l’arbitraire absolu des pouvoirs administratifs. Il entreprit une modification sérieuse de tout le système judiciaire. A partir de l’année 1860, les réformes se succédèrent d’une façon ininterrompue. Les plus importantes furent l’abolition totale du servage (1861) et la création, dans les villes et à la campagne, des unités d’auto-administration locale (le gorodshoïé samooupravlénié et le zemstevo, sortes de municipalités urbaines et rurales), avec droit de self-government dans certains domaines de la vie publique (enseignement, hygiène, voies de communication, etc…).

Tout en étant importantes par rapport à la situation de la veille, les réformes d’Alexandre II restèrent néanmoins bien timides et très incomplètes, par rapport aux aspirations des couches avancées. Elles furent, loin de donner satisfaction à la société. En effet, la presse resta muselée comme auparavant ; aucune liberté civique ne fut octroyée ; la classe ouvrière naissante n’avait aucun droit civil ; la noblesse et la bourgeoisie restèrent les classes nettement dominantes ; et, surtout, l’absolutisme politique, resta intact. Mais le point le plus faible des réformes furent les conditions dans lesquelles le servage a été aboli. Les gros propriétaires fonciers, après avoir vainement lutté contre toute atteinte à la loi du servage, firent leur possible pour