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nel que les Maîtres ne pourront plus troubler, grâce enfin à l’esprit de solidarité qui surgira naturellement de la disparition des classes et de la réconciliation des intérêts individuels, s’édifiera une structure sociale toujours plus belle, plus spacieuse, plus aérée et plus lumineuse, où chacun s’installera selon ses convenances et dans laquelle tous les humains goûteront les charmes de la paix, la douceur du bien-être, les joies de la culture et les incomparables bienfaits de la Liberté. — Sébastien Faure.


LES GRANDES SECOUSSES révolutionnaires, de l’antiquité a la révolution française. — L’organisme humain est sujet à de continuelles modifications. S’il en est de lentes, il en est aussi dont l’apparente brusquerie déconcerte ; parfois même, l’énergique et sanglante intervention du chirurgien s’avère indispensable. A l’époque de la puberté, jouvenceaux et pucelles peuvent se transformer profondément en quelques mois ; peu de jours parfois seront indispensables pour que la chrysalide se mue en insecte parfait. C’est, dans une crise douloureuse et subite que la femme, arrivée au terme de sa grossesse, donne le jour à l’enfant contenu dans son sein ; et des opérations atroces s’imposent en certains cas. Lorsqu’un corps étranger a pénétré dans l’organisme brusquement, ou qu’un tissu parasitaire s’est développé avec lenteur, l’ultime espoir du malade réside assez souvent dans le froid bistouri du chirurgien.

Au regard impartial de l’historien soucieux de vérité seulement, il appert aussi ou à côté des transformations sociales progressives, il y eut toujours place pour d’utiles et brusques révolutions. Certes, la douceur serait préférable, mais laisse-t-on mourir un patient pour qu’il n’ait pas à subir les souffrances transitoires de l’opération qui le sauvera ? — Plus tard, l’humanité devenue raisonnable évitera les soubresauts sanglants, rendus inévitables par la mauvaise foi des dirigeants ; le rythme des modifications sociales obéira à celui des exigences de la nature et des besoins de notre espèce. Tant que des privilégiés s’opposeront aux légitimes réclamations des individus plus évolués, tant que des serfs existeront dans l’ordre moral, économique, intellectuel, de féroces et subites révoltes viendront prouver que l’équilibre désirable n’est pas réalisé. La violence appelle la violence ; les révolutions sont les contre-parties fatales de l’oppression légalement organisée. Dans l’ordre social, elles semblent l’équivalent des mutations brusques, observées par les biologistes chez les plantes et les animaux ; elles n’auraient rien de cruel, si les pouvoirs établis n’entravaient pas leur libre développement. Certaines révolutions furent pacifiques, d’autres firent couler des flots de sang, parce que les chefs voulaient maintenir à tout prix des institutions périmées.

De même que les espèces végétales et animales paraissent quelquefois prises d’un besoin de mutation, de même les collectivités humaines passent par des périodes favorables à l’éclosion de tendances révolutionnaires. La présence de facteurs nouveaux, d’ordre intellectuel et moral aussi bien qu’économique, en est la cause essentielle. Sous la pression de besoins divers, et parce que le savoir a progressé, les esprits se sentent à l’étroit dans les croyances et les institutions que le passé leur légua. D’où une inquiétude génératrice de troubles et un désir de changement propice aux grandes transformations. L’influence d’une personnalité puissante, celle d’un groupe agissant et habile s’avèrent, en certains cas, d’importance primordiale. Une véritable science des révolutions, base d’une technique utilitaire et pratique, me semble possible. Grâce à une étude minutieuse de la Révolution française, Mathiez était parvenu à dégager quelques-unes des lois qui président à la naissance et au développement des mouvements révolutionnaires. C’est pour ce

motif que j’aimais sa conversation. Par malheur, il s’est trop arrêté à des querelles d’intérêt médiocre concernant Robespierre et Danton ; il aurait fallu de plus qu’il étendit ses investigations à des secousses sociales d’un type différent. Dans l’étude des grandes convulsions enregistrées par l’histoire, Lénine avait puisé une science qui, pratiquement, lui fut très utile. Bien du sang serait épargné, des efforts méritoires ne seraient plus dépensés en pure perte, si les règles de la technique révolutionnaire étaient non moins soigneusement établies que celles qui permettent au chirurgien d’extraire un projectile, à la sage-femme de faciliter un accouchement. Ajoutons que l’apparente brusquerie de certaines révolutions fait trop souvent oublier le long travail préparatoire dont elles furent la résultante. Rien sans cause, pas plus dans l’ordre social que dans le domaine physique ou biologique. Un travail silencieux et préalable est requis avant qu’une mutation intellectuelle, morale ou économique s’impose ouvertement. Le rôle brillant revient aux acteurs qui paradent sur les scènes révolutionnaires ; le rôle efficace est fréquemment tenu par des individualités obscures, dont l’importance n’est devinée que beaucoup plus tard.

Quand elle se borne à changer l’équipe gouvernementale, une révolution n’est qu’une opérette insignifiante, si sanguinaire qu’elle puisse être. Que Pierre remplace Paul au pouvoir, c’est chose d’importance transitoire et médiocre ; seuls comptent les changements apportés aux institutions sociales, les transformations survenues dans la mentalité des individus. Les nombreuses révoltes prétoriennes, que connut l’Empire romain, permirent à des intrigants d’obtenir la suprême puissance ; elles ne furent pas un facteur de progrès pour l’espèce humaine. Au xixe siècle, elles abondent également les insurrections qui n’aboutirent qu’à remplacer l’ancien maître par un maître nouveau, aussi détestable que celui qu’il supplanta. Hélas ! beaucoup sont morts pour le profit d’un ambitieux ou d’une coterie qui croyaient mourir pour le triomphe d’une idée. Toujours les aristocrates furent habiles dans l’art de détourner les révolutions du but primitivement poursuivi. Mais nous estimons, pour notre part, que des mouvements qui n’aboutirent qu’à satisfaire une poignée d’aigrefins ne méritent pas d’être appelés révolutions. Par contre, nous jugeons profondément révolutionnaires des mouvements qui heurent jamais recours à la violence. A l’inverse de ce que pensait Karl Marx, nous remarquons, par ailleurs, que les principales secousses qui bouleversèrent l’humanité ne furent pas toutes d’ordre économique ; plusieurs, et d’une importance essentielle, furent d’ordre exclusivement moral ou intellectuel. Pour l’émancipation humaine, la découverte de l’imprimerie eut des répercussions plus considérables que l’établissement d’un régime presque socialiste en Nouvelle-Zélande. Même aujourd’hui, le problème économique ne se pose avec une telle acuité, dans les pays d’Occident, qu’en raison des inventions multiples dues aux savants contemporains. Le progrès intellectuel est, en définitive, le facteur primordial de toutes les grandes révolutions. C’est parce qu’elles ignorent ce progrès que les espèces animales ne connaissent rien de comparable à nos bouleversements sociaux. Il faut des cerveaux qui raisonnent et conçoivent des améliorations possibles, pour que soit modifié le régime économique existant.

Si la colère des peuples éclate, parfois, avec une brusquerie qui déconcerte l’observateur superficiel, d’autres ébranlements exigent de longues années avant que se révèlent la profondeur et l’étendue de leurs effets. Toutes les révolutions ne sont pas aussi brèves que celle de 1789 en France ou celle de 1917 en Russie. Quelques-unes ont comporté de nombreux actes succès-