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ger des masses insurgées une obéissance passive, une soumission aveugle qui ne sont, au surplus, aucunement désirables. Peut-on entourer de secret la propagande par la parole et l’écrit, indispensable à l’esprit de révolte qu’il faut propager au sein des masses pour espérer et obtenir d’elles qu’elles se décident à engager, l’heure venue, l’action décisive ? Peut-on organiser dans le mystère l’apprentissage de la multitude et son entraînement à ce qu’on a appelé « la gymnastique révolutionnaire ? ». Peut-il être question par avance d’une date fixe, d’une heure précise, d’un lieu de concentration déterminé, d’un plan ne varietur, de coups de main concertés, d’attaques brusquées, de manœuvres improvisées, de mouvements spontanés, etc., quand il s’agit d’une révolution qui, pour atteindre son but, doit prendre, dès le commencement et garder jusqu’à la fin, la tournure d’un formidable soulèvement populaire ?

Je n’envisage pas la révolution comme un mouvement chaotique, désordonné, partant au petit bonheur et se continuant de même ; je la conçois moins encore en dehors d’un plan étudié. Un plan discuté, conçu, tracé d’avance est utile : il est nécessaire. Mais ce plan ne doit comporter que les lignes essentielles ; il doit rester plastique et souple ; il doit être d’une grande mobilité, laisser la porte ouverte aux initiatives ; il doit s’adapter facilement et rapidement aux changements et retouches que conseillent ou ordonnent les circonstances et les conditions variables de la lutte ; car, excellente en certains cas, telle stratégie révolutionnaire peut être détestable en d’autres.

L’heure de la révolution sociale ne peut être fixée à l’avance par aucun devin ni prophète. C’est comme une traite sans échéance fixe, que le prolétariat tirera sur la bourgeoisie capitaliste et gouvernante, avec mise en demeure de payer. Cette traite ne sera utilement présentée que lorsque le porteur et bénéficiaire de cette traite sera en mesure, en cas de non-paiement, de saisir, d’expulser et d’exproprier le Capital et l’État, débiteurs associés et solidaires. Mais s’il n’est au pouvoir de personne d’assigner à l’échéance de cette traite une date précise, il n’en reste pas moins nécessaire de prévoir cette échéance et d’être en état d’exiger le paiement de cette lettre de change. C’est ainsi que je comprends la préparation de la Révolution.

Cette préparation implique la réunion de trois éléments nécessaires, qui sont : l’éducation, l’organisation et l’action, et il convient d’attacher d’autant plus d’importance à chacun de ces trois éléments et à leur ensemble que le sort de la Révolution sociale – sa défaite ou sa victoire – sera conditionné par la faiblesse ou la vigueur de chacun de ces éléments, et par l’insuffisance ou la force de leur réunion. Pour donner à cette préparation, gage du succès, l’importance décisive qu’elle possède, il serait donc utile de nous arrêter à chacun de ces éléments et d’établir le lien qui les rassemble, sans oublier un seul instant que la révolution sociale doit être anarchiste, sous peine d’être une révolution manquée ; que, conséquemment, anarchiste doit être l’éducation, anarchiste l’organisation et anarchiste l’action, et cela tout de suite, puisque nous sommes, d’ores et déjà, en pleine période de préparation et puisque ce travail préparatoire consiste à hâter l’éclosion de la phase révolutionnaire proprement dite et à assurer à l’Anarchisme, dès son avènement, la plus puissante vitalité et les meilleures conditions de développement.

Mais, à propos de mon étude sur « l’Anarchisme » (voir ce mot), j’ai copieusement insisté sur le rôle de chacun de ces trois éléments et sur le total de conditions favorables que leur ensemble assure, en tant que préparation, au triomphe de la Révolution sociale. Aussi, ne voulant pas me répéter, je renvoie aux pages 73 et suivantes de cette Encyclopédie le lecteur que ces

multiples indications ne manqueront pas d’intéresser. Je me borne à ajouter que plus vigoureux et fécond aura été, au cours de la phase préparatoire, l’effort d’éducation, d’organisation et d’action libertaires, plus tôt éclatera la Révolution elle-même, plus brève et moins violente sera l’œuvre de destruction, et plus rapide et plus sûr le travail d’édification d’un milieu social ayant pour fondement la liberté sans autres limites que l’impossible.

La Période transitoire. — La Dictature. — On discute, ou plutôt on ergote à perte de vue, dans les partis socialiste et communiste, sur ce que ces partis qualifient de période transitoire. Les théoriciens et leaders de ces deux courants du socialisme autoritaire entendent par là ce laps de temps indéterminé durant lequel la Révolution, comme ils la conçoivent, étant un fait accompli, il s’agira : d’une part, de repousser les tentatives de retour offensif auxquelles, disent-ils, ne se feront pas faute de se livrer les forces concertées du Capital et de l’État, et, d’autre part, de procéder à la mise sur pied, au développement et à la stabilisation définitive de la nouvelle organisation sociale. Ils font partir cette période transitoire de l’époque à laquelle le mouvement insurrectionnel aura triomphé, et l’étendent jusqu’à celle où le nouveau régime, s’étant débarrassé de ses ennemis intérieurs et extérieurs, s’attellera effectivement à l’instauration d’un milieu social socialiste ou communiste. Ces deux fractions férues de la notion de l’État socialiste vont même jusqu’à préconiser, au lendemain immédiat du triomphe de leur Révolution, un régime de Dictature farouche et absolue, qu’ils ont l’effronterie de baptiser « Dictature du Prolétariat ». Cette dictature, ils ont l’hypocrite impudence d’affirmer qu’elle est indispensable à la sauvegarde de la Révolution et à la défense des conquêtes révolutionnaires. Le tout est de savoir de quelle nature est la marchandise que couvre un tel pavillon.

Eh bien ! Cette marchandise n’est qu’une miteuse pacotille, et la Révolution dont les bénéficiaires de la dictature prétendent sauvegarder les conquêtes, n’est qu’une piètre contrefaçon de la Révolution sociale. Quelle est cette pacotille ? En quoi consistent ces conquêtes révolutionnaires ? Examinons ceci et cela froidement et du point de vue révolutionnaire qui est le nôtre, point de vue dont nul révolutionnaire conscient ne peut contester l’exactitude. Voici :

Grâce à de multiples circonstances convergentes qui ont frappé de discrédit les Pouvoirs établis, fait éclater la malfaisance et l’absurdité du régime capitaliste, provoqué dans les masses populaires une fermentation exceptionnelle, mis à nu l’incapacité des dirigeants ; pour tout dire : créé et révélé publiquement une situation catastrophique, une puissante insurrection a éclaté et, par son ampleur et son extension naturelles, a atteint brusquement les proportions d’une formidable Révolution. Les insurgés ont chassé du pouvoir les Gouvernants militaires et civils ; la force armée a été mise en déroute et les révolutionnaires sont restés maîtres du champ de bataille. Dans ce magnifique sursaut de colère et de révolte, toutes les forces prolétariennes se sont rassemblées et elles ont mis en fuite les Maîtres du jour et leurs défenseurs. Attaquée de toutes parts, prise d’assaut, la forteresse d’où, hier encore, partaient toutes les décisions de résistance et tous les ordres de massacre a dû capituler. Pris de panique, terrorisés, affolés, ceux qui l’occupaient se sont dispersés dans un sauve-qui-peut général et, faits prisonniers, pris comme otages, privés de toutes armes, ceux qui n’ont pas eu le temps de profiter de la débandade générale ont été réduits à l’impuissance.

Dans sa juste fureur, la masse révolutionnaire est résolue à mettre le feu aux quatre coins de cette forteresse maudite, centre et siège de toutes les Autorités :