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Je fais tout d’abord remarquer que l’arrêt ou le recul de l’évolution en cours, dont ces adversaires de la révolution font état pour combattre l’idée même de la révolution, ne sont consécutifs qu’à des tentatives prématurées de révolution ou à des révolutions en déroute. Ces arrêts, pas plus que ces régressions, ne sauraient s’appliquer aux mouvements révolutionnaires victorieux, lesquels, s’ils n’ont pas recueilli tous les fruits de la victoire remportée, ont, tout au moins, brisé les obstacles et triomphé des résistances qui leur étaient opposées. J’écarte, ainsi, le reproche fait à toute révolution de retarder le rythme de l’évolution ou d’en compromettre, par avance, les heureux résultats. Ce reproche étant écarté, il s’agit de savoir si une évolution qui s’achève donne, spontanément et nécessairement, naissance à l’évolution souhaitable. Est-il certain que cette évolution, qui arrive a son terme naturel, sera le point de départ d’une évolution nouvelle concordant avec la nécessité d’une évolution en désaccord avec celle qui disparaît dans le gouffre du passé et en harmonie avec celle dont le besoin s’affirme et qui répond à la fois aux exigences de l’heure et aux possibilités du lendemain ? C’est le cas, ou jamais, de dire que poser la question, c’est la résoudre. J’insiste néanmoins.

Exemple : dans les profondeurs de la mer, ou dans les entrailles de la terre, un bouleversement géologique est en préparation ; il suit sa marche, lente mais régulière : des excavations se creusent, des éboulements se succèdent, des infiltrations amènent des déclivités, des affaissements, des déplacements ; des blocs s’effritent et d’autres blocs s’agglomèrent. L’ensemble de ces phénomènes conduit, à ne s’y point tromper, au cataclysme qui peut être retardé par certaines circonstances ou accéléré par d’autres, mais qui, de toutes façons, est devenu inévitable. À la minute précise où toutes les résistances sont emportées, le bouleversement prévu se produit. Rien ne peut s’y opposer, l’empêcher, pas même l’ajourner, si peu que ce soit. Dans cet exemple, la révolution géologique se confond avec la fin de l’évolution qui l’a précédée et déterminée. Mais il s’agit, ici, d’une matière s’assouplissant, sans opposition possible, aux lois de l’évolution ; cette matière n’est mue par aucun intérêt in se ; elle ne possède aucune volonté ; elle n’a, à aucun degré, le sens de la responsabilité ; elle est sans conscience.

En est-il de même quand il s’agit non plus d’une révolution géologique, aveugle, inerte, passive, irresponsable, inconsciente, mais d’une révolution sociale, où sont engagés des êtres clairvoyants, mouvementés, agissants, responsables, susceptibles de faire un choix, dont les volontés et les résistances s’opposent, en fonction même des intérêts qui les divisent et de la barricade qui s’élève entre eux et les sépare en deux camps, celui qui attaque et celui qui se défend, celui qui donne l’assaut et celui qui le repousse ? La comparaison, l’analogie par laquelle on tente d’assimiler la révolution sociale à un bouleversement géologique est-elle admissible ? Évidemment, non.

Les autres protagonistes de la conception qui oppose l’évolution à la révolution invoquent le sentiment. Ils insistent sur les atrocités de ce qu’ils nomment la guerre « civile » ; ils se complaisent dans l’évocation des luttes fratricides (qu’ils disent), qui mettent aux prises les habitants d’une même nation, d’une même région, d’une même commune ; ils assombrissent à l’envi l’aspect douloureux de ces mouvements historiques. Ils avancent que, trouvant leur application dans l’adaptation graduelle des constitutions politiques et des formes économiques aux besoins de chaque époque, aux aspirations et au tempérament de chaque peuple, à l’épanouissement progressif des civilisations, les lois de l’évolution président, seules et d’elles-mêmes, aux améliorations désirables, aux perfectionnements possibles, à l’édification, trop lente peut-être, mais certaine de la justice,

de la liberté, de la paix et du bien-être pour tous. « Faisons, à tout prix, concluent-ils, l’économie d’une révolution. »

Le sentiment qu’ils expriment part d’un bon naturel, mais il ne trouve pas sa place ici ; et nombre de considérations ruinent la solidité de l’échafaudage fragile que ce sentiment s’ingénie à édifier. Et je réponds : « Tout beau, mes bons apôtres ! Vous prétendez vouloir faire l’économie d’une révolution. Ce désir vous honore. Mais permettez-moi de trouver contradictoire que vous ayez à ce point l’horreur du sang versé, des larmes répandues, des excès révolutionnaires, alors que vous avez à cœur de maintenir le plus longtemps possible – car c’est à ce résultat que, de toutes façons, aboutit votre manière de voir– le régime social qui, à l’heure où j’écris ces lignes, condamne au chômage plus de trente millions de sans-travail. Songez-vous, cœurs compatissants, non seulement aux privations dont ces trente millions de chômeurs pâtissent, mais encore à la détresse dans laquelle se trouvent plongés les cinquante ou soixante millions de pauvres êtres qui composent la famille de ces chômeurs : vieux parents, femmes et enfants privés des ressources que le travail des adultes leur assure à l’ordinaire ? Songez-vous, âmes sensibles, aux fleuves de sang, aux ruines, aux dévastations, aux deuils, et, pour tout dire, aux abominations de la Grande guerre qui, durant plus de quatre ans, a ensanglanté la Terre et déshonoré l’humanité ? Songez-vous au désastre incalculable et sans précédent que serait la guerre de demain, cette guerre que, dans les salons diplomatiques, dans les sphères financières, dans les officines militaires et dans les sentines parlementaires, on prépare de sang-froid, soit dans l’intention de ramasser des millions et des millions, soit dans l’espoir de faire échec à la révolution ?

Songez-vous que, seule, la révolution peut mettre fin tant au chômage qu’aux cupidités, aux convoitises et aux ambitions des malfaiteurs qui, plutôt que de renoncer au pouvoir et à la fortune, sont prêts à précipiter leurs semblables dans l’abîme d’une nouvelle guerre ? Songez-vous à tout cela, dites, y songez-vous, et, si vous y songez, n’estimez-vous pas que la révolution n’accumulera jamais la millième partie des souffrances dont la société actuelle porte la responsabilité ? »


La guerre et la révolution. — Il est certain que si votre sensibilité s’émeut à la pensée de la révolution, elle s’accommode de la guerre, cent fois plus meurtrière et sauvage. Mais je vous entends : vous prétendez que la guerre a des excuses et que la révolution n’en a pas, parce que la guerre met aux prises des nations étrangères l’une à l’autre, tandis que la révolution – la guerre civile – dresse les unes contres les autres des personnes appartenant à la même nation, des frères. Ce qui fait que, dites-vous, la guerre et la révolution sont deux choses bien différentes et qui ne peuvent être confondues. Eh bien ! Je suis, sur ce point précis, de votre avis. Guerre et révolution portent en elles deux contenus non seulement différents, mais opposés. La guerre arrache, de gré ou de force, à son travail, à son foyer, à la paix qui lui est chère, le travailleur de France. Elle lui enjoint de s’armer et de tuer le plus possible d’Allemands, d’Italiens ou de Marocains. Ces prétendus ennemis, qu’il faut massacrer sans pitié, le travailleur de France n’a rien à leur reprocher ; ils ne lui ont fait, et ne lui font aucun mal ; il n’a à relever de leur part nul défi, il n’a aucune insulte à venger, aucune haine à assouvir, aucun intérêt personnel à défendre. Qu’il soit vainqueur ou vaincu, ce travailleur de France a tout à perdre et rien à gagner. En vain objectera-t-il qu’il ne connaît pas ceux qu’on lui fait un devoir de combattre avec frénésie ; on ne lui demande pas son avis ; on l’oblige, sous la menace des sanctions les plus sévères, à se battre contre des travailleurs comme lui,