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pas d’illusions à ce sujet. Nous nous rendons compte que, entre l’ordre social – je devrais dire « le désordre social » – que nous subissons et l’ordre social que nous voulons fonder, il y a tout un monde d’idées, de sentiments, de traditions et d’habitudes qui est à transformer du tout au tout, et nous n’ignorons pas qu’une transformation aussi formidable ne peut pas être accomplie en un laps de temps très court. Il est donc hors de doute que l’humanité n’atteindra le but que je précise ci-dessus que par étapes ; il est certain que nombre de petits et moyens combats seront livrés avant que ne soit engagée ce que l’Internationale de Pottier appelle « la lutte finale » ; il n’est pas douteux que la victoire sera le couronnement d’une série de rencontres heureuses et de défaites plus ou moins cuisantes.

Eh bien ! Les anarchistes n’attendront pas, pour agir, que la bataille décisive s’engage ; ils prendront part aux escarmouches qui y conduiront. Ils se mêleront à toutes les campagnes, à toutes les agitations, aux vastes mouvements de grève, aux soulèvements populaires, dirigés contre le régime capitaliste et s’inspirant de la haine de l’autorité. Partout, ils seront au premier rang des révoltés, des insurgés, des révolutionnaires, aux postes de combats qui exigeront le plus d’intrépidité et de sang-froid ; ils seront les animateurs et les auteurs des coups de main les plus hardis, des initiatives les plus audacieuses, des actions les plus risquées, des gestes les plus téméraires, poussant l’assaut aussi loin et aussi haut que possible.

Qu’on n’en doute pas : les anarchistes seront de ceux – car j’espère qu’ils ne seront pas les seuls – qui, aux postes les plus responsables et au contact des passions les plus violemment déchaînées, garderont toute leur présence d’esprit et ne perdront pas de vue le but à atteindre. Je dis, ici, sans exagération ni romantisme, ma profonde pensée : je suis, convaincu que, toutes les fois que débutera et se dessinera une fermentation insurrectionnelle, toutes les fois que l’effervescence populaire prendra une tournure révolutionnaire, les anarchistes se jetteront au cœur même de la mêlée ; d’abord, parce qu’ils n’ignorent pas que, quand ces mouvements commencent, on ne sait jamais où ils s’arrêteront ; ensuite, parce que, fussent-elles vaincues, noyées dans le sang et suivies d’une répression féroce – rançon de la peur qui aura secoué les entrailles de la classe possédante et gouvernante –, les insurrections de cette nature laissent toujours quelque chose après elles et que le terrain conquis se mesure à l’impétuosité du flot populaire et au chemin parcouru par la vague révolutionnaire ; enfin, parce que leur tempérament et les forces intérieures qui les animent leur interdiraient toute possibilité d’assister, impassibles et les bras croisés, au duel tragique, dressant l’un contre l’autre : le présent qui ne veut pas succomber, et l’avenir, qui veut naître et vivre.


À propos du fatalisme historique de certaine école marxiste. — Le marxisme a donné naissance à une école socialiste qui, prenant à la lettre la thèse fondamentale du marxisme, prétend que la révolution se fera toute seule, automatiquement, fatalement, à la façon d’une révolution géologique, que rien ne saurait empêcher, ni même retarder, quand le travail (parfois, et le plus souvent même, imperceptible, inobservable en raison même de sa lenteur), qui prépare ce bouleversement géologique, est parvenu à son point culminant, décisif, terminus. J’ai entendu des adeptes de cette conception s’exprimer ainsi : « Lorsque le fruit a atteint sa pleine maturité, de lui-même il se détache de l’arbre ; en tous cas, il ne reste plus qu’à l’en détacher, et il cède doucement à la main qui le cueille, ce qui ne nécessite aucun effort appréciable. » Multipliant les comparaisons de cette nature, il en est qui disent : « Quand les neuf mois de la gestation maternelle sont révolus, l’accouchement se produit de lui-même et, parvenu à terme,

l’enfant vient au monde automatiquement, fatalement. »

Ces comparaisons sont ingénieuses et ne manquent pas de quelque justesse ; mais elles ne sont pas totalement exactes. Ce qu’il y a d’exact, c’est que, comme pour le bouleversement géologique, parvenu au point terminus de son évolution, pour le fruit mûr et pour l’enfant à terme, la transformation sociale ne s’opérera normalement, et dans des conditions favorables, que lorsque les éléments constitutifs de ladite transformation auront pris, au cœur même de la société capitaliste, un développement les acheminant de plus en plus vers la formation d’une société nouvelle et tendant de plus en plus à ruiner les fondements et les principes qui servent de base au régime capitaliste. Alors, l’édifice étant intérieurement ébranlé, lézardé, miné, rongé, ruiné, il ne restera plus qu’à provoquer l’ultime secousse qui, ayant raison des résistances toujours plus affaiblies de l’édifice, déterminera son écroulement. Mais il y a assez loin de cette prévision, rigoureusement certaine et, pour ainsi dire, scientifique, à ce fatalisme historique qui, même en l’absence de l’ultime secousse, c’est-à-dire de l’intervention brusque et violente d’une action, d’une force révolutionnaire, certifie que l’édifice croulera de lui-même, automatiquement, fatalement. Rien ne justifie une telle conception, inspirée d’un matérialisme historique poussé jusqu’à l’absolu et dégénérant en fatalisme.

La foudre n’éclate pas dans un ciel serein, l’orage est précédé d’indices précurseurs, de phénomènes annonciateurs qui ne trompent pas l’observation et renseignent celle-ci sur la violence de l’orage qui vient, sur son imminence, sur les circonstances que le déchaîneront et sur les conséquences qu’il entraînera. Il en sera de même de la Révolution sociale. Pas plus que la foudre, la révolution n’éclatera dans la sérénité d’une époque paisible et sans nuages. De même que l’orage, elle sera annoncée par des symptômes révélateurs d’une fermentation inusitée, d’un trouble fonctionnel, d’une lésion organique, d’un désordre mettant en cause la vie même du corps social. Elle ne surprendra que ceux qui ferment les yeux pour ne rien voir et se bouchent les oreilles pour ne rien entendre.

J’exprime ici une certitude que tout le monde admet. Comme il y a loin de cette certitude à l’idée d’une Révolution sociale s’accomplissant d’elle-même, par la seule force des choses, automatiquement, fatalement, sans l’intervention violente et brusquée d’une action organisée, volontaire, déterminée par l’état de conscience des masses excédées !


Évolution et révolution. — On oppose souvent l’évolution à la révolution. Des protagonistes de cette opposition, les uns invoquent la raison, les autres le sentiment. Plaçant leur confiance entière dans l’évolution proprement dite, les premiers prétendent que celle-ci suffit aux transformations les plus profondes, qu’il convient de s’en remettre aux conséquences intrinsèques de l’évolution, et que, le point terminus de toute évolution se confondant avec le point initial de l’évolution qui suit, ce que nous appelons improprement « révolution » n’est pas autre chose que le passage normal et spontané d’un régime social qui s’achève à un régime social qui commence. Et ils concluent à l’inutilité de la Révolution. Ils vont même jusqu’à soutenir que, ne pouvant viser qu’à précipiter imprudemment le rythme de l’évolution, parvenue presque à son terme naturel, la révolution ne peut avoir pour résultat que de ralentir ou d’entraver la marche de l’évolution, voire d’en compromettre peut-être et d’en retarder sans aucun doute la marche. À l’appui de cette affirmation, ils appellent l’exemple des insurrections, des soulèvements populaires, des révolutions avortées ou vaincues, mouvements qui ont été suivis d’une répression sauvage et d’une réaction plus ou moins longue.