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qui, tels les républicains, les démocrates, les radicaux-socialistes, prétendent liquider le problème social par une solution purement politique. Ils ne tombent pas dans une erreur moins grossière ceux qui, tels les adeptes du parti socialiste et du parti communiste, comptent résoudre la question sociale par une solution purement économique. La solution uniquement politique laisserait subsister tout entière la lutte entre exploiteurs et exploités (la Révolution française en administre une preuve indéniable), et la solution uniquement économique laisserait subsister tout entière la lutte entre oppresseurs et oppressés (la Révolution russe dépose avec force en faveur de cette assertion). Au lendemain d’une demi révolution, à laquelle survivrait ou le capitalisme ou l’État, on constaterait, promptement, que, en réalité, tout resterait à faire, parce que le maintien de la propriété capitaliste, c’est-à-dire de l’exploitation économique, conduirait fatalement au retour de la domination politique et parce que la survivance de l’État, nécessairement oppresseur et répressif, conduirait fatalement à la résurrection de l’exploitation économique.


La Révolution sociale devra en finir avec le capitalisme et l’État. — Je touche, ici, à un point d’une importance capitale, d’une extrême délicatesse et d’une incomparable complexité. C’est pourquoi, au risque d’encourir le reproche de me répéter ou de paraître insister plus que de raison, je tiens à replacer, ici même, sous les yeux du lecteur, ce passage que je détache de mon article sur « l’Anarchie », paru (pages 64 et suivantes) dans cette Encyclopédie :

« Les partis socialiste ou communiste de tous les pays affirment d’abord qu’une société ne peut pas vivre sans le principe d’autorité, qu’ils déclarent indispensable à l’entente et à l’organisation. La liberté de chacun, disent-ils, doit s’arrêter où commence la liberté d’autrui. Mais, en l’absence de lois, de règles qui fixent cette limité entre la liberté de chacun et celle des autres, chacun sera naturellement porté à étendre sa propre liberté aux dépens d’autrui. Ces empiètements seront autant d’abus, d’injustices, d’inégalités, qui provoqueront des conflits incessants et, à défaut d’une autorité ayant qualité pour résoudre ces conflits, c’est la force seule, la violence qui décidera. Les plus forts abuseront de leur force contre les plus faibles ; et les plus rusés, les plus coquins, abuseront de leur astuce contre les plus sincères et les plus loyaux.

« Cela posé, les socialistes et communistes autoritaires ajoutent qu’il est insensé de concevoir une organisation sociale sans lois ni sanctions. Ils s’appuient surtout sur les nécessités de la vie économique. Si chacun est libre de choisir son genre de travail, disent-ils, de travailler ou de ne rien faire, les uns travailleront beaucoup, les autres moins et d’autres pas du tout ; les paresseux seront donc avantagés au détriment des laborieux. Si chacun est libre de consommer à son gré, sans contrôle ni vérification, il y en a qui s’installeront dans les somptueux appartements, prendront les plus jolis meubles, les plus beaux vêtements et les meilleurs morceaux, et les autres seront obligés de se contenter de ce que ceux-ci leur laisseront. Ça n’ira point ; ça ne peut pas aller comme cela. Il faut des lois, des règlements qui fixent la production que chacun doit obtenir, en tout cas le nombre d’heures de travail qu’il doit accomplir et la part de produits qui lui revient. Sinon, ce seront le gâchis, la disette et la discorde.

« Les autoritaires disent enfin : si chacun est libre de faire ce qui lui plaît, tout ce qui lui plaît et rien que ce qui lui plaît, ce sera le débordement des passions sans frein, le triomphe de tous les vices et l’impunité de tous les crimes. Et ils concluent que l’Autorité est nécessaire, qu’un gouvernement est indispensable, qu’il faut, de toute rigueur, des lois et des règlements, et, par conséquent, une force publique pour arrêter les coupables,

des tribunaux pour les juger et des châtiments pour les punir. Toutefois, comme les anarchistes combattent cette doctrine et cette organisation, les autoritaires concèdent qu’un jour viendra où les hommes, s’étant graduellement transformés, deviendront raisonnables et fraternels et que, à ce moment-là, l’Autorité, ayant cessé d’être indispensable, disparaîtra, pour céder la place au communisme libertaire, c’est-à-dire à l’Anarchie, qui est l’idéal le plus juste et le plus élevé.

« Ils concluent : commençons par culbuter le régime capitaliste. D’abord, exproprions les bourgeois et socialisons les moyens de production, les transports et les produits. Nous verrons ensuite.

« À ce réquisitoire dirigé contre l’anarchisme, les libertaires répondent : la société capitaliste repose sut la propriété individuelle et l’État. La propriété privée serait sans force et sans valeur si l’État n’était pas là pour la défendre. C’est une grave erreur que de croire que le capitalisme est le seul agent de discorde entre les hommes vivant en société ; le pouvoir les divise tout autant. Le capitalisme les sépare en deux classes antagoniques : les possédants et les non possédants. L’État les divise aussi en deux classes ennemies : les gouvernants et les gouvernés. Les détenteurs du capital abusent de leur richesse pour exploiter les prolétaires ; les détenteurs du pouvoir abusent de leur autorité pour asservir le peuple.

« Supprimer le régime capitaliste et maintenir l’État, c’est faire la révolution à moitié, et, même, ne pas la faire du tout. Car le socialisme d’État ou le communisme autoritaire nécessiteront une armée formidable de fonctionnaires dans les services législatifs, judiciaires et exécutifs. L’organisation que préconise ce socialisme-là entraînera des dépenses incalculables dont le plus clair et le plus certain résultat sera de prélever sur la production des travailleurs des champs et des villes de quoi entretenir (assez grassement, sans doute) cette multitude de parasites et d’improductifs. Par suite, ne seront abolis ni les classes, ni les privilèges.

« La Révolution française a cru supprimer les privilèges de la noblesse ; elle n’a fait que les transmettre à la bourgeoisie. C’est ce que ferait tout système socialiste ou communiste s’inspirant du principe d’autorité ; il arracherait aux bourgeois leurs privilèges et les transmettrait aux dirigeants du nouveau régime. Ceux-ci formeraient une nouvelle classe de favorisés chargée de faire les lois, d’élaborer les règlements d’administration publique et d’en punir la violation ; la foule des fonctionnaires, dont ce serait l’occupation, formerait une caste à part ; elle ne produirait rien et vivrait aux crochets de ceux dont le travail assurerait la production. Ce serait une ruée d’insatiables appétits et de convoitises se disputant le pouvoir, les meilleures places et les plus grasses sinécures. Ce serait la curée. Quelques années après la révolution, ce seraient les mêmes désordres, les mêmes inégalités, les mêmes compétitions et, finalement, sous prétexte d’ordre, le même désordre, le même gâchis. Il n’y rien de fait et tout serait à recommencer, avec cette différence que le régime capitaliste est disqualifié, affaibli, vermoulu et à la veille de la banqueroute, tandis que le socialisme d’État ou le communisme autoritaire qui le remplacerait, aurait pour lui la jeunesse et devant lui l’avenir.

« Les anarchistes ajoutent : « Toute l’Histoire est là pour prononcer la condamnation sans appel du principe d’autorité. Sous des formes, des appellations et des étiquettes différentes, l’autorité a toujours été synonyme de tyrannie et de persécution. Non seulement elle n’a jamais protégé, défendu, garanti la liberté, mais encore elle est toujours méconnue, violée, outragée. Confier à l’autorité la charge d’assurer la liberté de chacun et de la contenir dans les limites de la pure équité, c’est une folie. »