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Bakounine, Blanqui, Kropotkine, etc. Pour ceux-là, le socialisme et l’anarchie étaient bien la pensée véritable.

Le dogme de la révolution automatique favorise les chefs du socialisme. Si la révolution vient toute seule, point n’est besoin de la préparer, et ils s’empressent de ne pas le faire. Il est plus facile et moins dangereux de préparer des électeurs qui les porteront au Parlement que des révolutionnaires qui ne les mèneraient qu’à la prison ou à la mort.

Il est curieux d’observer que la révolution a toujours surpris ceux qui étaient censés la préparer. La révolution de 1848 surprend Proudhon qui, toute sa vie, avait écrit sur elle. Celle de 1871 surprend les militants de la Ire Internationale ; elle les surprend si bien qu’ils se révèlent incapables de l’organiser. Le socialisme, doctrine froide, hérissée de formules, n’arrive jamais à passionner le peuple. Il sait que la révolution est dans ces formules, mais elle y est contenue comme l’un des éléments d’un corps très complexe dont l’analyse ne se fait pas dans son esprit.

Aujourd’hui, en Allemagne, une grande crise industrielle, causée par la surproduction, crée une situation révolutionnaire. Le vieux parti socialiste ne sait ni ne veut en profiter ; il s’est usé au pouvoir et son idéologie est vidée de tout contenu vital. Le peuple, sous-alimenté, manquant de travail, ne va pas vers lui ; il va à Hitler, le fasciste, qui, comme Boulanger, a le don de le faire vibrer, hélas ! Avec du chauvinisme et de la réaction.

« Il n’est pas de sauveur suprême,
Ni dieu, ni César, ni tribun ;
Prolétaires, sauvons-nous nous-mêmes, etc…

Évidemment, si le prolétariat était capable de se passer de sauveurs, ce serait mieux, mais les sauveurs sont malheureusement indispensables. D’abord, un mouvement suppose une organisation, c’est-à-dire des organisateurs. La moindre réunion comporte quelqu’un qui trouvera le local, qui traitera un sujet, qui ouvrira une discussion. Les cellules communistes sont mortes, faute de leaders. On avait pensé que c’était préférable de faire réunir les ouvriers tout seuls, pensant que, mieux que les intellectuels, ils connaissent leurs souffrances. Les réunions se sont dispersées, faute d’entente. Il ne suffit pas d’être exploité et de le savoir. Sans l’excitation de l’intellectuel qui connaît les sujets, la théorie, l’ouvrier, même révolutionnaire de sentiments, retombe vite à la conversation banale sur les événements de la vie quotidienne. Le « sauveur » n’est pas forcément un intellectuel diplômé, il peut être un ouvrier intelligent. Malheureusement — je ne veux citer personne —, les événements nous ont montré que les « leaders » ouvriers ne se comportent pas mieux que les fils de la bourgeoisie. Pour se passer de « sauveurs », il faudrait un prolétariat intelligent et instruit, capable de comprendre les questions sociales. Alors, les leaders ne pourraient pas devenir dangereux, car ils seraient étroitement contrôlés. Malheureusement, il est très loin d’en être ainsi et, lorsque le prolétariat critique ses chefs, c’est, le plus souvent, à tort, il ne fait que donner cours à sa jalousie.

La bourgeoisie est, dans l’ensemble, plus intelligente. Aussi a-t-elle réussi à faire des révolutions préparées : Portugal, Turquie, Espagne. Le peuple lui a servi de tremplin. Elle l’a trompé par des promesses fallacieuses qu’elle a oubliées après sa victoire.

La Révolution russe a eu des leaders sincères, ou plutôt : ils l’étaient avant la révolution. Malgré ce qui peut nous choquer dans la conception de Lénine sur le révolutionnaire professionnel, on peut dire que si lui et les siens exerçaient un métier, c’était un métier dangereux. Ils ne pouvaient pas espérer le pouvoir, ni même un simple mandat législatif, ils risquaient la prison, parfois la mort, et contre un standard de vie

plutôt faible. Mieux valait être fonctionnaire du tsarisme.

Après la révolution, les choses ont changé. Les anciens révolutionnaires sont devenus une sorte de noblesse, avec les défauts de la noblesse d’ancien régime. Les années de prison subies sous le tsarisme sont comptées comme les faits d’armes de la noblesse monarchique. Au fond, cela est juste ; ce qui l’est moins, c’est l’hérédité et le népotisme. Car si on mérite, par son travail, son dévouement et ses souffrances passées, on ne mérite nullement du fait d’être le fils, la femme ou le père d’un militant de premier plan.

La Révolution russe porte une part de mal, en ce qu’elle a découragé les militants du monde entier, en leur montrant que l’homme est partout le même et que le drapeau rouge, comme les drapeaux tricolore et blanc recouvrent la lutte éternelle de chacun contre chacun et contre tous pour la meilleure place dans le régime qui a triomphé.

Cependant, la Révolution russe, pour une part, n’est pas retombée dans les hontes de la Révolution française. Les dictateurs moscovites se sont entre évincés du pouvoir, mais aucun n’a trahi, au sens exact du terme. Pas de Directoire, pas de Bonaparte, jusqu’ici du moins. On n’a pas rappelé les anciennes classes privilégiées et, quoi qu’il soit atténué, c’est toujours le bolchevisme qui régit la Russie.

Faut-il désirer la révolution ou doit-on plutôt lui préférer l’évolution ?

La révolution est une chose barbare. La brute humaine y est lâchée et elle commet les pires excès, des excès inutiles. Des milliers de gens qui, jamais, avant les événements, n’avaient pris le moindre intérêt aux questions sociales, ne voient dans le désordre que l’occasion de piller, de tuer, de violer et de se griser. Ils font tout cela sans l’ombre d’un principe ; si la révolution est vaincue, ils passeront au vainqueur. Des gens du peuple, dit-on, lors de la répression versaillaise, urinaient sur les cadavres des fédérés morts pour une cause qui était la leur. La révolution tue des quantités de gens qui, souvent, le méritent moins que leurs bourreaux. Le créancier profite de la révolution pour faire exécuter son débiteur, le débiteur son créancier, l’homme dont un autre a pris la femme s’en venge par une dénonciation. On dénonce pour voler, pour prendre la place d’un autre, etc. Devant la mer d’injustices, de turpitudes et de crimes, les gens honnêtes et paisibles appellent l’ordre, même si cet ordre doit être un ordre réactionnaire et contraire à leurs idées.

La révolution sociale amène bien plus de trouble que la révolution purement politique. Les citoyens qui, la révolution victorieuse, font leur travail au mieux dans le nouvel ordre de choses, forment la minorité. La majorité, au contraire, tente d’échapper au travail, d’usurper les fonctions qu’elle est incapable de remplir. Il faut des années pour mettre debout un commencement d’organisation.

On compare souvent la révolution à un accouchement qui se fait dans le sang et la douleur. Il n’y a là qu’une image ; le progrès devrait se faire sans qu’il fût nécessaire de tuer des milliers de personnes.

Est-ce alors l’évolution qui est à poursuivre ? L’évolution existe-t-elle ? Rien n’est moins certain. En tout cas, elle n’est pas fatale. Pour qu’elle le fût, il faudrait qu’il y eût une volonté organisatrice extra mondiale qui ait donné un but à l’Univers. Rien de semblable n’existe. Sans parler des êtres vivants, en général, qui sont forcés de s’entre-détruire pour vivre, nous voyons dans l’humanité les choses les plus hétéroclites. Dans tel pays, on tue les vieillards ; les enfants mangent leurs parents ; les parents mangent leurs enfants encore en bas âge. Notre morale est chose bornée dans le temps et l’espace. Le progrès est aussi très relatif.