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n’auront jamais les froids et cyniques criminels, représentants de « l’ordre », qui n’ont pas cessé depuis cinquante siècles de faire de la terre entière un épouvantable charnier. Des protestations vigoureuses s’étant élevées, notamment chez les charpentiers décidés à ne plus travailler à moins de cinquante sous par jour, la commune de Paris prit parti contre eux et demanda à la Convention des armes pour faire cesser les « coalitions dangereuses » des travailleurs. C’est alors que la Convention vota la loi Le Chapelier, qui scella le servage ouvrier dans le prétendu régime de liberté de la République et supprima le droit de grève pour plus d’un demi-siècle. En 1806, Napoléon, qui avait aggravé contre les ouvriers les dispositions de la loi Le Chapelier, disait à l’Exposition industrielle de la place des Invalides : « Le moment de la prospérité est venu ; qui oserait en fixer les limites ? » On vit ces limites peu de temps après, dans la « crise capitaliste » de surproduction et de sous-consommation qui se produisit alors, comme aujourd’hui. La « prospérité » napoléonienne était déjà celle des Poincaré et des Tardieu.

Cette « prospérité » fut particulièrement terrible pour la classe ouvrière. En aucun temps, sa misère ne fut aussi effroyable que dans la période qui alla jusqu’en 1850. La bourgeoisie, grande et petite, établissait sa souveraineté sur des travailleurs que la faim décimait, quand ce n’était pas le choléra. On comprend que la révolte devait éclater, malgré toutes les pulsions demeurées vivaces depuis la Révolution, et se traduire par des insurrections que le romantisme appellerait « politiques », mais qui seraient surtout d’ordre économique. De 1830 à 1851, pendant vingt-et-un ans, les travailleurs mitraillés parce qu’ils demanderaient « du travail et du pain » mesureraient ce que valait pour eux le triomphe de la bourgeoisie et la blagologie qu’avait été la proclamation des Droits de l’homme et du citoyen… On comprend qu’ils demeureraient ensuite indifférents au coup d’État et à l’avènement de Badinguet. Déjà, pendant la Révolution, le journal les Quatre cris d’un patriote pouvait dire : « Que servira une constitution sage à un peuple de squelettes qu’aura décharnés la faim ?… » Mais on n’eut pas même une constitution sage puisqu’elle fit, au profit de la nouvelle aristocratie de l’argent, vingt-cinq millions d’indigents ! Depuis le XVe siècle, la capacité d’achat des salaires des manœuvres, c’est-à-dire de la presque totalité des travailleurs parmi ces indigents, était descendue de façon presque ininterrompue de 18.40 à 4.50 pour le pain, aliment essentiel du peuple. Pour mieux affamer les ouvriers par les bas salaires, l’industrie leur prenait leurs femmes et leurs enfants. Dès le XVIIIe siècle, Pitt avait dit aux tisseurs anglais avides de main-d’œuvre à bon marché : « Prenez les enfants !… » La Révolution française livra les femmes et les enfants aux industriels. Michelet put crier avec indignation devant le spectacle de la femme d’atelier : « l’ouvrière ! Mot impie, sordide, qu’aucune langue n’eut jamais, qu’aucun temps n’aurait compris avant cet âge de fer, et qui balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès ! » L’exploitation de l’enfant devint pire que celle de la femme. On voyait, en 1837, des enfants de six ans travaillant dans les manufactures. En 1840, à Sainte-Marie-aux-Mines, on en employait qui n’avaient que quatre à cinq ans pour dévider des trames, et qui tombaient épuisés sur les métiers. Villermé fait le tableau des enfants en haillons, pieds nus, allant travailler dans les usines de Mulhouse, n’ayant qu’un morceau de pain pour leur repas. Déjà, en 1840-1845, il y avait, dans les usines de France, 254.900 femmes et 131.000 enfants, à côté de 672.450 hommes. Des ministres avaient l’ignominie de justifier cette exploitation par des discours de ce genre : « L’admission des enfants dans les usines est pour les parents un moyen de surveillance, pour les enfants un com-

mencement d’apprentissage, pour la famille une ressource… L’habitude de l’ordre, de la discipline et du travail doit s’acquérir de bonne heure, et la plupart des mains-d’œuvre industrielles exigent une dextérité, une prestesse qui ne s’obtiennent que par une pratique assez longue et qui ne peut être commencée trop tôt. »

La révolte éclata, désespérée, farouche, particulièrement à Lyon, où ses plus sombres pages, avant celles de 1848, ont été écrites en 1831. Elle avait été précédée d’une longue lutte contre les machines dont le capitalisme avait fait des ennemies des ouvriers. Dès 1707, les bateliers du Weder avaient détruit le bateau de Papin, et tout le XVIIIe siècle avait vu la lutte sournoise ou violente contre le machinisme affameur. Sismondi constatait que ce machinisme « réduisait l’ouvrier à l’état mécanique, lui enlevait une partie de son salaire, favorisait le contraste scandaleux entre les riches industriels et l’indigence de leurs ouvriers ». Bastiat ajoutait cette autre constatation que la mauvaise organisation sociale, en faisant de la machine une ennemie de l’ouvrier, obligeait ce dernier à « maudire l’esprit humain ». Dès 1825, les conflits entre les travailleurs et le patronat devinrent de plus en plus nombreux, quoique contenus par les espoirs politiques dans le socialisme.

Le premier mouvement ouvrier qui eut une portée étendue et révolutionnaire fut celui d’Angleterre. Il eut ses racines dans l’action de Thomas Hardy. Dès 1791, celui-ci avait fondé, à Londres, une association ouvrière de caractère international, dont les buts étaient à la fois politiques et économiques. Cette association fit une active propagande jusqu’en 1799, année où elle disparut. Son influence se retrouva dans l’action des luddistes, ennemis des machines, qui aboutit aux mouvements insurrectionnels de 1816 à 1820. Les théories du socialiste Robert Owen, répandues de plus en plus dans les milieux ouvriers anglais, déterminèrent une longue et violente agitation qui dura de 1830 à 1834. Ce fut enfin le mouvement chartiste, qui dura de 1837 à 1848 et fut politique, mais particulièrement ouvrier. S’il ne fit pas obtenir à la classe ouvrière le suffrage universel qu’elle réclamait, il lui valut des conditions de travail et des améliorations économiques autrement intéressantes que la prétendue souveraineté du bulletin de vote qui ne lui serait accordé qu’en 1918.

En France, de 1825 à 1847, les faits de grève motivèrent environ 1.250 poursuites judiciaires. Sur 7.000 prévenus, 60 furent condamnés à plus d’un an de prison, 4.500 à moins d’un an et 700 à la seule amende. 1831 et 1834 avaient vu les insurrections de Lyon, au cri de : « Vivre en travaillant, mourir en combattant ! » À Caen, au Mans, à Limoges, à Paris, d’autres avaient suivi. En 1834, ce fut à Paris le massacre de la rue Transnonain, prémédité par le gouvernement. De 1831 à 1848, les travailleurs mirent un espoir fiévreux et grandissant dans le socialisme. Privés de droits politiques, ils comptaient sur leur association pour voir améliorer leur sort. Ils participèrent aux associations secrètes sur le modèle du carbonarisme, et Blanqui fut leur plus grand animateur, avec Flocon, Raspail, Marrast, Barbès, Caussidière. Avec Buonarotti, l’agitation fut plus prolétarienne. Elle fut aussi inspirée des communistes allemands et des événements de Lyon. Paris vit l’insurrection de mai 1839, qui amena la condamnation de Blanqui et de Barbès. La grève des charpentiers, en 1845, eut un grand retentissement par les discussions qu’elle souleva à propos du droit de coalition des ouvriers et de l’intervention de l’armée dans les conflits du travail. Berryer, avocat des grévistes charpentiers, avait dit aux juges : « Si vous poursuivez si scrupuleusement le droit de coalition, pourquoi les maîtres charpentiers ne sont-ils pas assis sur les bancs des accusés ? » Deux ans après, le droit de coalition ouvrière étant toujours en discussion, Bas-