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manifesta activement au moyen âge parmi les constructeurs de cathédrales et d’hôtels de ville, où maîtres et ouvriers furent généralement confondus dans un fraternel anonymat. La franc-maçonnerie, souvent opposée aux corporations et au compagnonnage, fut, dans ses loges, et particulièrement au XVIIIe siècle, l’animatrice secrète des idées politiques qui produiraient la Révolution.

Avant le mouvement communaliste qui mêla les maîtres, compagnons, apprentis des corporations citadines aux luttes politiques, la révolte ouvrière n’avait guère été que verbale. Elle était âpre, initiée, satirique. Elle s’exprimait dans la littérature populaire du temps, et même dans le roman bourgeois. La Chanson du linceul, d’Henri Heine, n’a pas des accents plus poignants que la longue plainte des jeunes filles tisseuses disant dans le roman d’Yvain, vers 1170 :

« Toujours draps de soie tisserons,
Et n’en serons pas mieux vêtues.
Toujours serons pauvres et nues
Et toujours faim et soif aurons. »

Ces tisseuses n’ignoraient pas, bien avant Karl Marx, que les employeurs les frustraient de la plus-value de leur travail :

« Et nous sommes en grande misère,
quoique riche soit de nos gains
celui pour lequel nous peinons. »

Une autre pièce dit les doléances d’un apprenti livré aux vexations ouvrières autant que patronales :

« Il n’est esclave ou forçat de galère
qui soit dans son malheur plus travaillé que moi. »

Il n’y a pas si longtemps que ces doléances ne sont plus d’actualité et que, dans certaines professions, l’apprenti n’est plus, comme le cheval, le souffre-douleur de l’ouvrier et du patron.

Le seul moyen de protestation contre l’exploitation de l’ouvrier fut longtemps la révolte individuelle du refus de travailler, le chômage volontaire. Mais contre ceux qui y recouraient, comme les oiseaux (oisifs), on rédigeait et on appliquait des ordonnances de plus en plus sévères, qui les faisaient châtier cruellement. Une de ces ordonnances, de François Ier, considérait les oisifs comme des malfaiteurs « présumés », ne cherchant à vivre que de « pilleries et rançonnements ». Elle les faisait fouetter, envoyer aux galères, ou bannir. « Le peuple est un mulet qui se gâte dans l’oisiveté », disait Richelieu, et c’est surtout pour supprimer le chômage que les lois favorisaient la création des manufactures, en enlevant même leur main-d’œuvre aux entreprises privées. La manufacture devint, par son travail forcé, le remède contre la « fainéantise » ouvrière. Elle servit à plier l’ouvrier sous le joug économique définitif d’où il n’aurait plus de possibilité d’évasion par le travail. Tout le programme de la monstrueuse hégémonie capitaliste actuelle était déjà dans la cynique déclaration d’un patron lyonnais, disant au commencement de l’ère des manufactures, avec des considérations morales hypocrites, ceci : « Pour assurer et maintenir la propriété de nos manufactures, il est nécessaire que l’ouvrier ne s’enrichisse jamais… Personne n’ignore que c’est principalement au bas prix de la main-d’œuvre que les fabriques de Lyon doivent leur étonnante prospérité. Si la nécessité cesse de contraindre l’ouvrier à recevoir de l’occupation, quelque salaire qu’on lui offre, s’il parvient à se dégager de cette espèce de servitude, si ses profits excèdent ses besoins au point qu’il puisse subsister sans le secours de ses mains, il emploiera ce temps à former une

ligue… Il est donc très important aux fabricants de Lyon de retenir l’ouvrier dans un besoin continuel de travail, de ne jamais oublier que le bas prix de la main-d’œuvre leur est non seulement avantageux par lui-même, mais qu’il le devient en rendant l’ouvrier plus laborieux, plus réglé dans ses mœurs, plus soumis à ses volontés. » C’est par ce programme, demeuré encore aujourd’hui le « credo » patronal, qu’a commencé l’exploitation méthodique du travail, appelée de nos jours « rationalisation ». On comprend que le patronat redoutait tant la formation de « ligues ouvrières » ; son système d’exploitation ne pouvait que produire un mécontentement grandissant, une fermentation révolutionnaire de plus en plus active, et une accumulation de haines farouches qui expliqueraient nombre de ces choses que les tartufes engraissés de la misère des travailleurs ont appelées les « excès de la Révolution ».

À partir du XIVe siècle, toutes les classes laborieuses de la campagne et des villes participèrent à ce qu’on a appelé les « luttes paysannes ». Les premières furent celles de Flandre. Dès que l’empire de Charlemagne avait été partagé, cette province avait entrepris de conquérir sa liberté. De bonne heure, elle fut active et prospère grâce à son industrie et à son commerce. En 1279, les tisserands de Douai firent la première grève et la première émeute ouvrière à propos d’une taxe sur les draps. Un mouvement semblable suivit à Ypres et à Provins, où les maires furent tués au cours de la bagarre. En 1302, les brasseurs et les tisserands flamands battirent, à Courtrai, les chevaliers de Philippe le Bel. Ce fut ensuite le soulèvement général de la Flandre, en 1323, qui prit un caractère nettement populaire contre tous les riches, nobles et bourgeois, et contre l’Église. La lutte armée, conduite par Nicolas Zennekin et Jacob Peyt, dura cinq ans. Finalement, les révoltés furent battus à Cassel, en 1328. La chevalerie se vengea haineusement de sa défaite de Courtrai. 9.000 paysans moururent dans cette bataille, et une répression féroce sévit contre le peuple vaincu.

Dans le même temps, se préparait, en France, la Jacquerie, dans le Beauvoisis. La guerre de Cent Ans avait commencé en 1339, entre l’Angleterre et la France, pour des questions de concurrence économique autant que dynastique ; le brigandage exercé sur l’habitant par les troupes françaises et anglaises était passé à l’état endémique. Les paysans exaspérés se mirent en insurrection sous le nom de Jacques. Ils trouvèrent des appuis dans quelques villes, principalement à Paris, où la commune faisait la révolution, dirigée par Étienne Marcel ; mais, nullement organisés, et combattus avec acharnement, ils furent rapidement vaincus. La Jacquerie fut la révolte du désespoir et ne dura que cinq semaines, du 21 mai au 24 juin 1358. Une cruauté inouïe présida à la répression qu’exercèrent les nobles. Des populations furent massacrées, jusqu’aux femmes et aux enfants, et des villages de l’Oise, de la Seine et de la Marne furent anéantis par le feu. L’un des chefs du mouvement, le paysan Guillaume Calle, fut mis à la torture puis décapité. Un demi-siècle après, le peuple de Paris fit, sous la conduite du boucher Jean Caboche, la révolte des Cabochiens. Ils avaient conçu une œuvre réformatrice qui eût pu marquer un immense progrès social si leur révolution avait été victorieuse (voir Politique).

En Angleterre, les luttes paysannes prirent une vaste ampleur au XIVe siècle, sous l’influence de Wiclef. Elles eurent leur répercussion dans les événements de Bohème, au XVe siècle, et d’Allemagne, au XVIe. Elles furent, dans les trois pays, de véritables révolutions sociales, dépassant en portée les buts politiques et religieux de leurs instigateurs qui ne pouvaient suffire aux masses populaires accablées. Wiclef était un théoricien communiste dont les idées trouvèrent, grâce à la situation économique de l’époque, un terrain favorable à une