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C’est pourquoi toute révolte nous intéresse, nous captive, nous fait tressaillir d’espoir en l’avènement possible de la liberté. — Georges Yvetot.


RÉVOLTES (ouvrières et paysannes). L’histoire des révoltes ouvrières et paysannes est inséparable de celle du travail. Elle l’est aussi de celle de la pensée, car l’homme ne vit pas que de pain. Si la question économique est pour lui primordiale, une foule d’autres, plus spéculatives, viennent parallèlement déterminer ses agissements. Besoins du corps et de l’esprit ne se séparent pas, même pour le plus misérable, et ce serait rabaisser singulièrement l’homme, méconnaître ses légitimes aspirations et ses vraies nécessités que de ne le voir préoccupé que du souci alimentaire. Le pain est toujours amer quand il est mangé sans la joie de l’esprit. Si le souci de ce pain est devenu trop absorbant pour le plus grand nombre, s’il est même pour certains si exclusif qu’ils ne peuvent en avoir d’autre, c’est à l’exécrable état social créé par une exploitation de l’homme toujours plus exigeante et arbitraire que cela est dû, et cet état justifie par avance toutes les révoltes ; elles ne peuvent être plus sauvages que lui.

Par contre, les revendications les plus spirituelles ont toujours eu une base économique quand elles ont agité les foules. Toutes les luttes religieuses n’ont eu des résultats positifs qu’en se transformant en luttes sociales. Toutes les hérésies n’ont eu une véritable influence qu’appuyées sur des revendications économiques. Le christianisme n’aurait jamais existé s’il n’avait apporté, avec les promesses de la justice, celles du pain quotidien aux foules affamées et opprimées. « Esclave, tu seras égal à ton maître » a été la plus grande parole qui a soulevé ces foules contre le monde antique. En ne leur apportant que l’égalité spirituelle, le christianisme les a dupées. « Le viol de la justice crie toujours vengeance », a constaté Élisée Reclus, écrivant l’histoire de l’Homme et de la Terre. Les plus déchus, les plus désespérés qui ont crié leur faim, dans tous les temps, ont clamé aussi leur besoin de justice, de liberté, d’amour, de pensée, de rêve, de joie. C’est donc toute l’histoire de l’humanité en lutte pour son mieux-être matériel et spirituel qu’il faudrait évoquer ici. Nous nous bornerons à parler des révoltes les plus caractéristiques, parmi celles nées des conditions d’exploitation des travailleurs. Il y en a eu à toutes les époques, depuis que cette exploitation a pris des formes collectives faisant des ouvriers et des paysans les prolétaires soumis à l’esclavage, au servage, au salariat, suivant les lieux et les temps. Nous verrons aussi comment leurs révoltes ont été associées à celles de l’esprit.

La révolte a plus ou moins d’importance et de portée, suivant la profondeur de ses causes, le nombre de ses participants, l’ardeur qu’ils lui apportent. Sa forme primitive et la plus fréquente est le refus du travail ; la grève. Celle-ci, suivant les circonstances, s’accompagne parfois d’émeute, de soulèvement, de rébellion, de sédition, d’insurrection pour aboutir à la révolution.

La grève « n’est peut-être pas aussi vieille que la souffrance des travailleurs, mais elle paraît aussi vieille que l’exploitation des hommes par d’autres hommes », a dit Pierre Brisson (Histoire du Travail et des Travailleurs). Elle est la première forme de la résistance à l’exploitation, la mieux à la portée de l’individu désarmé devant celui qui dispose de son activité et de sa vie, et elle est, le plus souvent, le simple geste négatif des « bras croisés ». Mais dès l’Antiquité, cette forme pacifique de résistance à l’exploitation s’est révélée inopérante, la cessation du travail ne supprimant pas la nécessité de manger, et l’on a vu alors des grèves se changer en révoltes plus ou moins violentes. Les esclaves se mettaient fréquemment en grève dans l’ancienne Rome ; ils cessaient le travail pour se réunir sur le mont Aventin. Ils ne furent réellement une menace

pour leurs maîtres que lorsqu’ils se soulevèrent à la voix de Spartacus. La grève, par elle-même, ne produit pas de grands résultats sociaux, mais même lorsqu’elle est un échec pour les grévistes, elle est salutaire en ce qu’elle fait réfléchir le patronat et le retient devant certains abus qu’il serait tenté de commettre. La crainte de la grève est pour le patronat le commencement de la sagesse. Pour le travailleur, elle est un exemple d’entente et de solidarité avec ses compagnons, elle lui donne le sentiment de sa force, elle est un exercice d’entraînement à des mouvements plus vastes qui ne sont plus seulement corporatifs, mais deviennent sociaux. Elle habitue le travailleur à l’idée de la grève générale révolutionnaire et le prépare pour elle.

La révolution est l’aboutissement de la révolte ; elle en est la raison et le but. Elle est le produit de toute une série de perturbations suscitées et accumulées plus ou moins lucidement par les forces de « conservation de l’énergie vitale » (R. de Gourmont), forces qui interviennent pour changer les formes sociales devenues incapables d’assurer cette conservation. La révolution est ainsi un phénomène biologique, car « ce serait une erreur grave de considérer l’évolution des sociétés humaines d’un autre œil que l’évolution des autres sociétés animales » (R. de G.). Elle est indispensable au maintien de la santé et de l’équilibre du corps social contre les éléments de désagrégation tendant à troubler son harmonie et à le détruire. Dans l’État actuel, les éléments de désagrégation sont représentés par le capitalisme, exploiteur de l’homme, et ses auxiliaires de gouvernement. Ils sont une sorte de Catoplebas, animal fantastique, vautré dans l’ordure parasitaire, et tellement stupide qu’il se dévore lui-même sans s’en apercevoir, tout en dévorant la substance sociale conservatrice de l’énergie vitale. Celle-ci ne pouvant être conservée et renouvelée que par le travail, les seules chances de salut sont dans la révolte des travailleurs contre ce Catoplebas ; elles sont dans la grève générale révolutionnaire qui expropriera le monstre et le fera crever d’inanition sur son fumier. Cette grève générale et la révolution qu’elle produira seront, après quatre-vingts siècles d’exploitation de l’homme par l’homme, l’aboutissement logique, rationnel, indispensable, du geste du premier qui jeta l’outil et se croisa les bras devant les exigences de son exploiteur.

La révolte, dans ses diverses formes, n’a jamais été que le moyen plus ou moins embryonnaire de défense et de conservation de l’énergie vitale dont tout individu est dépositaire et comptable, ce qu’oublient trop les prétendus « dirigeants ». Elle a été le geste qui a traduit en acte la pensée révolutionnaire, gardienne de l’énergie commune chez tout individu bien équilibré, et elle a fait passer cette pensée dans les faits, avec plus ou moins de réussite. Sans les émeutes des paysans contre les châteaux, les rébellions des soldats passant au peuple, les insurrections des 14 juillet, 10 août, 5 et 6 octobre, et autres, la Révolution française serait demeurée à l’état d’espérance. Sans les révolutions que la révolte a suscitées depuis dans l’Europe entière, les peuples attendraient toujours les bonnes réformes de leurs « rois philosophes », comme ils attendront encore longtemps celles de leurs « parlementaires » s’ils ne se décident pas à user, pour se faire entendre, d’un stimulant plus énergique que le bulletin de vote. La révolution, couronnement de la révolte, n’est pas seulement inévitable : elle est indispensable pour assainir et ramener à la vie le corps social qui s’écroule dans la décomposition de ses organes. Et que les timorés, ceux qui s’accommodent de cette vermine et qu’épouvante la pensée de ce qu’on appelle les « excès » révolutionnaires, méditent cet aveu récent de M. Mussolini : « Il est temps de dire une chose qui vous étonnera peut-être vous-mêmes, c’est qu’entre toutes les insurrections des temps modernes, celle qui fut la plus sanglante, ce fut