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notre victoire avec calme et sagesse, comme si nous avions obtenu ce qui nous était dû depuis longtemps. Nous la méritons. Jusque-là, nous n’avions pas lutté pour l’obtenir. Nous n’étions pas assez disciplinés. Dès que nous l’avons méritée par l’effort, courons à de nouvelles victoires, car il y a toujours à faire contre l’iniquité qui est méprisable. Il y a toujours à faire contre l’injustice et la laideur. Qu’une victoire ne nous enorgueillisse pas au point de nous faire perdre tout ce que nous avons acquis. Ne nous considérons pas comme ayant assez fait pour l’idéal. Au contraire, agissons avec la pensée que nous n’avons rien fait, et que chaque fois que nous faisons quelque chose, il reste beaucoup à faire, pour nous persuader que nous avons joué un rôle utile parmi les hommes. Là est le sens de la révolte : dans l’action qui ne se décourage pas ; dans l’effort pour être soi-même ; dans la poursuite inlassable de la justice. A quoi bon se révolter, si ce n’est pas pour le bien de l’idéal, pour l’amour de la beauté ? Toute révolte suppose une pensée libre, affranchie des lois et des dogmes, refusant de se soumettre aveuglément aux préceptes de la tradition. Les fausses révoltes des médiocres sont dirigées contre la beauté. Elle supposent la servitude. Mais la bonne révolte, qui est la revanche de la vie contre sa déformation, suppose la liberté intégrale. Elle est le plus haut affranchissement de l’être. Elle n’a qu’à se montrer pour disperser à tous vents la masse amorphe des médiocres. » La révolte que nous, anarchistes, désirons et appelons, c’est cette révolte qui s’inspire d’un idéal, d’une éthique, et, par ce fait, devient tributaire de la raison et de la volonté dans la lutte, et ainsi, on peut lui concéder une « vertu ». Qui oserait contester la légitimité d’un tel esprit de révolte qui, en valeur, est bien supérieur à l’esprit d’obéissance qui, trop longtemps, a courbé l’humanité sous le joug le plus odieux du servilisme et de l’autoritarisme.

« Depuis toujours, l’homme a demandé : « D’où venons-nous ? Où allons-nous ? » Les religions lui ont donné une réponse qui l’a satisfait longtemps. Maintenant, cette réponse ne le satisfait plus, et nul ne peut et ne pourra jamais lui en donner d’autre. » La résignation, dès ce moment, est devenue impossible ; la révolte grandit, marquant la volonté humaine dans le désir de perfection, vers le beau, le juste et le vrai ; et tout ceci ne s’entend pas dans un sens abstrait ou métaphysique, mais dans un sens positif et réel. « La conduite d’un individu », écrit J.-F. Elslander, dans « La vertu de la Révolte », « qui n’accomplit que son devoir, tel qu’il est formulé par la morale, non seulement est piètre et vulgaire, mais elle est nuisible à ses semblables, en ce qu’il prend tout aux autres, à ceux qui osent et qui tentent, sans rien rendre. La vertu n’a aucune valeur ; si tous l’imitaient, ce serait, à bref délai, la fin de tout. Ce n’est pas sous cet aspect-là qu’il faut concevoir le réel devoir d’être homme, et ce n’est pas d’individus obéissants et inertes qu’on peut attendre quoi que ce soit. Au point de vue même d’où on juge généralement les faits, le devoir ne peut résulter que de l’outrance dans le sens du bien comme dans le sens du mal. Ceux qui accomplissent, dépassent, dans un sens ou dans l’autre, l’ordinaire loi ; ce sont ceux qui se jettent à l’action, ceux qu’exaltent une passion ou une idée, et qui s’y donnent de toute leur ardeur, sans se demander si c’est bien ou mal, mais rien que parce qu’ils le veulent, obéissent à l’impulsion irrésistible de la vie qui se manifeste en eux. Il n’y a rien de beau ni de grand que ce qui est hors du cours ordinaire des choses. Ce qu’on appelle le mal a lui-même sa raison d’être. Les hommes n’ont jamais réalisé une œuvre quelconque sans sortir des normes banales qu’on leur imposait. Supprimez les passions, et rien ne se tente plus ; tous ceux qui s’efforcent méconnaissent la règle. Il n’est pas possible de vivre sans pécher ; c’est ce que comprenait la religion, et c’est pourquoi, logiquement, elle était ennemie de

toute vie. Les hommes, heureusement, conçoivent leur devoir autrement qu’on ne le leur assigne. Ils apprennent à braver impunément les lois de la nature et de la société ; mais ils n’agissent ainsi, pour ainsi dire, que contraints par les circonstances, et lorsqu’ils sont écrasés par l’indifférente et impérieuse nature ou par l’implacable société. Trop de préjugés les arrêtent, et ils vont jusqu’à la souffrance avant de se révolter ; il en est même qui demandent à la société qu’elle les délivre de leurs maux, ne comprenant pas qu’elle leur refusera toujours, qu’elle doit leur refuser, et que c’est de leur propre volonté qu’ils doivent attendre leur affranchissement. Il faut que l’individu acquière le pouvoir de se débarrasser des craintes puériles qu’il a gardées du passé, et juge par lui-même de la portée et de la légitimité de ses actes. Il faut qu’il se rende compte de la valeur des mobiles qu’on lui impose, et qu’il cesse de croire à la vertu des mots ; on oublie trop souvent que la conception de la société et celle de l’individu sont absolument antinomiques ou, du moins, que celle de l’individu seule est sociale, que l’autre n’a qu’une valeur conventionnelle, ne représente en somme rien. La société n’existe et ne se développe que par l’individu ; l’individu seul a une vie réelle, et c’est de sa vie à lui que celle de la société peut prendre une signification. Si on peut prouver que l’individu doit être sacrifié à la nature et à la société, la morale actuelle doit s’admettre ; sinon apparaît, dans toute son évidence, la conception individuelle du devoir. Cette conception n’est pas hostile à l’idée de société, puisque c’est par elle, par elle seule, qu’on peut expliquer l’effort humain et les conséquences sociales d’organisation qu’il doit avoir. Dès lors, il n’y a plus de raison de continuer à subir des contraintes illégitimes, et les individus s’affranchiront de ce qu’on pourrait appeler l’illusion sociale. Le bonheur qui résulte de l’observation des lois de la nature et de la société est un bonheur d’inertie ; la révolte, réprouvée par la morale ordinaire, est le principe même de la vie. Les audacieux ont une personnalité assez forte pour savoir que rien ne compte que leurs désirs et leurs volontés ; d’autres l’apprendront à leur tour, et, dans la liberté de l’action, la vie de ceux-là sera plus joyeuse et plus belle, plus intelligente et plus fière, plus féconde aussi, débarrassée des terreurs et des mensonges qui l’accablent encore. »

Il a été parlé, en maintes circonstances, du droit à la révolte, encore que c’est là émettre un non-sens, car la révolte, de par son essence même, se passe de tout droit et de toute autorisation. G. Etievant, dans Légitimation des actes de révolte, l’affirmait en ces termes : « Vous n’avez et vous n’aurez donc jamais de titres positifs qui vous confèrent des droits supérieurs aux nôtres. Nous avons donc et nous aurons toujours le droit de nous révolter contre tous les pouvoirs qui voudront s’imposer à nous, contre l’arbitraire des volontés légales de qui que ce soit. Nous avons toujours le droit de repousser la force par la force, car nous qui respectons les droits et la liberté de chacun, nous pouvons légitimement faire respecter les nôtres par tous les moyens. C’est ce que plusieurs d’entre nous ont tenté de faire à diverses reprises, avec plus de courage que de bonheur, et c’est ce que d’autres, de plus en plus nombreux, à mesure que les lumières de la science se répandront et que la vérité sera mieux connue, tenteront certainement, à l’avenir, car nous ne reconnaissons pas, et nous ne reconnaîtrons jamais votre prétendue autorité, tant que vous ne nous aurez pas donné une démonstration claire et précise de son existence, tant que vous ne nous aurez pas dit sur quel fait précis, déterminé, scientifiquement connu, vous vous appuyez pour prétendre que vous avez le droit de nous faire la loi ? Ces actes de légitime révolte contre des prétentions qui ne reposent sur aucun droit, vous les avez,