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Qu’il l’ait choisie ou non, qu’il la subisse ou qu’il l’accepte, un homme est responsable des actes qu’il accomplit dans l’exercice de sa fonction professionnelle. Il l’est doublement : au point de vue individuel et social, en raison des répercussions et des conséquences que ses actes peuvent avoir sur l’existence des autres hommes.

Peut-on admettre, par exemple, qu’un individu, dans l’exercice de sa profession, de son métier, porte atteinte sciemment à la vie, à la santé, à la sécurité de ses semblables ? Non ! Pour ma part, je n’admettrai jamais qu’un individu, exerçant tel ou tel métier accepte délibérément d’agir ainsi, sous le prétexte trop connu qu’il faut vivre et, pour cela, composer souvent avec sa conscience.

Je n’excuse ni le boulanger qui accepte d’utiliser des produits qu’il sait nocifs, dans la fabrication du pain ; ni le charcutier qui ne se refuse pas à employer des viandes avariées ; ni l’ouvrier qui construit un bâtiment avec de mauvais matériaux et qui s’écroulera sur le dos des occupants : ni le mécanicien qui consent à partir avec une machine avariée, qui met en péril la vie des voyageurs ; ni le cordonnier qui fabrique des chaussures avec semelles en carton ; ni le garçon de restaurant qui consent à servir aux clients une nourriture malsaine, tout cela sous le prétexte qu’il faut absolument vivre.

Je préfère leur dire qu’il n’est pas nécessaire que de tels individus vivent, qu’ils sont, à proprement parler, des dangers sociaux. Je les tiens pour responsables personnellement et professionnellement des actes condamnables qu’ils commettent en transigeant ainsi avec leur conscience. De même, sont grandement responsables ceux qui acceptent de travailler aux productions de guerre et le savent. Les uns et les autres devraient se refuser à travailler dans de telles conditions, pour de telles fins. En acceptant d’exercer ainsi leur profession, leur métier — ou un tel métier — les uns et les autres se font les complices de leurs adversaires de classe lesquels n’ont qu’un but : gagner de l’argent par tous les moyens, sans se soucier de la vie de leurs semblables.

J’admets parfaitement que dans la lutte constante qui oppose les classes ; on s’en prenne aux moyens de production qui ne sont, actuellement, que des instruments de profit et d’exploitation ; qu’on s’attaque au coffre-fort par les moyens les meilleurs, mais je n’accepte pas le sabotage des produits dont tous les individus — et les ouvriers les premiers — sont consommateurs. Un tel sabotage, une telle conception de l’exercice du métier, de la profession, ne peuvent être mis en pratique que par des consciences élastiques, des inconscients ou des irresponsables. Des hommes qui les accepteraient comme valables ne vaudraient pas mieux demain, dans une société transformée, à base égalitaire. Ils sont et ils resteraient des dangers sociaux.

Prenons un autre cas, pour montrer l’intérêt qu’il y a, pour la classe ouvrière à acquérir sans cesse davantage de connaissances et de conscience. Supposons que des ouvriers sont occupés à la construction d’un pont en ciment armé. Tout leur paraît normal : les matériaux sont de bonne qualité, le travail s’effectue, techniquement, dans d’excellentes conditions ; rien ne leur parait ni singulier, ni dangereux. Et, cependant, un beau jour, soit au cours des travaux, soit à l’usage, après achèvement, le pont, en s’écroulant, fait des victimes par centaines. Pourquoi ? Tout simplement parce que les calculs de résistance des matériaux étaient faux. Dans ce cas, les ouvriers qui ont construit cet ouvrage suivant des données précises fournies par les techniciens de l’Entreprise, qui ont, les premiers, risqué leur vie, pendant l’exécution du travail, sont-ils responsables, individuellement et collectivement de l’écroulement de l’ouvrage ?

Non, s’ils ignoraient que les calculs étaient faux, s’ils n’avaient aucun moyen de les vérifier.

Oui, s’ils étaient capables de procéder à cette vérification, s’ils ne se sont pas opposés à ce que la construction se poursuive, soit par l’action de leur syndicat, soit par leur action propre. En résumé, les hommes, même en régime capitaliste, n’ont pas le droit d’être défaillants devant les obligations des fonctions qu’ils ont acceptées de remplir. Quant aux organisations, il leur appartient de rompre le silence complice observé par certains de leurs membres ; de dénoncer les procédés coupables employés ou imposés par les profiteurs, de rappeler les ouvriers défaillants à leur devoir d’humains, de dégager la responsabilité de leur classe, de souligner et démontrer celle de l’adversaire.

Ceci exposé, je déclare hautement qu’en régime capitaliste la classe ouvrière n’a aucune autre responsabilité sociale. Le fait qu’une classe , commande et que l’autre exécute en conscience suffit à situer, d’une façon parfaite, la responsabilité et de celle-ci et de celle-là. Peut-on affirmer, par exemple, que dans la crise actuelle, qui est avant tout une crise d’organisation et de fonctionnement du régime capitaliste, le prolétariat — qui est tenu en tutelle, politiquement et en esclavage, économiquement — ait une responsabilité quelconque. Evidemment, non. Il est la victime de la crise. Il n’en est pas le responsable. Tout se fait en dehors de lui et contre lui ; il ne saurait donc, vis-à-vis de la société actuelle, encourir, et moins encore, endosser aucune responsabilité, à moins qu’il n’aide par son concours le capitalisme dans sa tâche, ce qui est, malheureusement, le cas pour une certaine partie de la classe ouvrière en ce moment. Mais le reste du prolétariat, ceux qui restent fidèles à leur idéal, n’ont aucune responsabilité dans tout ce qui arrive.

Leur responsabilité ? Elle se limite à n’avoir pas su trouver encore le moyen de se débarrasser du système qui les opprime et les broie ; elle consiste à trouver ce moyen le plus tôt possible. C’est tout et c’est assez. Cette responsabilité-là elle s’impose à tous les travailleurs comme un devoir impérieux ; mais elle ne s’étend pas plus loin. Elle se limite à ceux dont les aspirations sont communes, à ceux qui subissent. Que ceux qui commandent gardent la leur. Et que le prolétariat la leur laisse tout entière.


2. Dans un régime transformé à bases communistes-libertaires. — Il va sans dire que dans un tel régime, le problème de la responsabilité professionnelle et sociale de l’homme et des groupements prend un tout autre caractère ; Ayant détruit toutes les formes, tous les éléments d’oppression et d’exploitation et établi l’égalité sociale, l’individu accède de plain-pied à la complète responsabilité de tous ses actes. La nécessité pour lui d’assurer la pérennité du système qu’il aura édifié lui fera une obligation absolue d’accomplir l’acte de production avec la plus rigoureuse conscience. La malfaçon voulue, le sabotage du produit, la détérioration ou la mise hors d’usage de l’instrument de travail, constitueraient autant de crimes contre lui-même et envers ses semblables : ses associés. J’ose espérer que la conscience, désormais libre, parlera assez haut et assez clair chez chacun pour que de tels actes soient à jamais bannis ; que l’erreur, si acceptable qu’elle soit, si humaine qu’elle demeure, ne trouvera pas une audience indéfinie et qu’elle sera, au contraire, salutaire pour l’avenir.

Conclusion. — Si l’époque actuelle ne m’apparaissait pas aussi décisive pour la vie de l’espèce humaine, si nous n’étions pas, à la fin d’un stade de l’évolution des sociétés ; si une ère nouvelle n’était pas à la veille de naître, si le trouble n’était pas si grand chez la plupart des hommes ; si l’anxiété n’était pas au cœur des meilleurs : si on ne confondait trop souvent : la fiction avec la réalité ; le sophisme avec la vérité, l’accessible avec